Dans la séquence XII[i], nous avons vu comment José, un paysan[ii], informe le comité de Linás de sa découverte d’un aérodrome rebelle, montrant sa décision d’aller voir l’armée de l’air républicaine pour l’informer de l’endroit. L’action, dans la version française avec des affiches intercalées (voir image), est précédée d’un panneau dans lequel il raconte comment José est parti à la recherche d’un guide pour passer les lignes de front. Ensuite, le film change de décor et se poursuit avec les efforts des républicains, menés par González, qui arrivent de Teruel avec de la dynamite et cherchent des récipients pour la placer afin d’attaquer les troupes qui assiègent la ville (séquences XIII et XIV). Cette attaque devait être filmée dans les séquences XIV à XIX qui, comme indiqué, n’ont pas été tournées[iii]. Ainsi, la seule trace que nous ayons de cette partie du scénario est le plan final, que je qualifie de ridicule, et qui, dans la version française, est suivi d’un panneau explicatif (voir l’image).
Mais continuons, car le désordre ne s’arrête pas là. Avant de voir la séquence XX, en regardant le film, on constate qu’il y a un changement dans l’ordre des séquences par rapport au scénario, puisque la séquence XX est précédée des séquences XXVI, XXV (autre changement d’ordre), XXVII et XXVIII, dans lesquelles l’escadrille d’aviateurs est montrée dans sa vie quotidienne, dans un moment de détente et dans l’incorporation d’un nouveau membre (Schreiner). Elles seront analysées plus tard, pour l’instant continuons avec l’ordre des séquences proposé par le scénario original.
L’ordre des séquences selon le montage final du film serait donc, une fois que les républicains ont pu quitter Teruel :
L’HISTOIRE
L’événement reflété dans la séquence XX s’est réellement produit, comme on peut le vérifier dans divers journaux (voir images). D’après les données de la presse, on peut déduire que le paysan est parti d’Olmedo pour passer les lignes et arriver à l’aéroport de Cuatro Vientos, à l’est de Madrid. Il s’agit d’une distance considérable, et il peut donc être réaliste que le film mentionne des bicyclettes, qui n’apparaissent pas, puisqu’au début de la séquence XX, José et Pío, le guide, sont à pied.
Si l’on regarde la carte, la distance à parcourir est de plus de 100 kilomètres, vraisemblablement le long de l’actuelle autoroute A6. Si l’on tient compte du fait que la ligne de front (presque invariable pendant tout le conflit) passait au nord de Guadarrama et de Cercedilla, le premier tronçon devrait être d’au moins 85 km (étant donné le risque d’être capturé, cela l’obligerait en plus à faire des détours), et une fois les lignes passées, il resterait encore 50 km, qu’il aurait peut-être faits avec un véhicule républicain, étant donné que la personne qui l’a recueilli a reçu l’ordre de le diriger vers l’escadron international. On peut même supposer qu’il était conduit par des membres du bataillon Octubre[iv] qui, formé par le capitaine d’aviation González Gil, était composé de personnel de l’industrie aéronautique[v]. Cela coïnciderait également avec le fait que, selon le roman, il ne s’écoule qu’une demi-heure entre le lieu d’arrivée et le quartier général de l’escadron. L’imbrication de la fiction et de la réalité peut être très savoureuse.
CONTEXTE HISTORIQUE.
À la fin du mois d’août 1936, le gouvernement de José Giral rend son dernier souffle. Nommé le 19 juillet, il avait pris la décision de donner des armes au peuple qui les réclamait, parvenant ainsi à arrêter le coup d’État de Madrid. Cependant, sa gestion du mois d’août, ne réussissant pas à arrêter l’avancée des troupes rebelles depuis le sud, qui culmine avec la prise de Talavera le 3 septembre, entraîne sa démission le lendemain, ce qui fera place au gouvernement de Largo Caballero qui, à son tour, remanie une grande partie du commandement militaire. Dans la zone centrale, sous la pression du sud, une anecdote comme celle du paysan qui passe les lignes et fait son rapport peut être reléguée à «l’envoyer aux aviateurs français». C’est également au cours de ces derniers jours d’août que les premiers collaborateurs soviétiques commencent à arriver. L’ambassadeur Rosenberg (Zugazagoitia dit qu’il représente «un coup de fouet pour nos espoirs»[vi]) arrive le 27 août. Ce fait réduit progressivement l’importance de l’escadrille de Malraux jusqu’à sa disparition en février de l’année suivante. Sur le plan de l’aviation, on peut penser qu’il y a eu beaucoup plus d’activité au sud et au sud-ouest de Madrid que sur le front de Guadarrama, déjà stabilisé autour de l’Alto del León.
En ce qui concerne les aérodromes, les principaux aérodromes rebelles dans la zone de l’attaque se trouvaient à : Olmedo, Sanchidrian, Grajera et Escalona. Depuis Madrid, les républicains pouvaient voler à partir de Barajas, Cuatro Vientos ou Alcalá de Henares, sans compter les nombreux camps précaires improvisés tout au long de la guerre. Voyons comment l’aviateur et historien franquiste Salas Larrazabal[vii] décrit l’attaque en question : «Le rapport du gouvernement fait état de l’incendie de quatre Ju-52 à Olmedo. Malraux a décrit cette attaque d’Olmedo de façon très littéraire, mais Olmedo n’était pas la base des Junker (qui opéraient à partir de Salamanque) mais celle du groupe Dragon-Fokker qui était parti pour l’Aragon peu de temps auparavant». Cependant, dans le roman, le Français ne donne aucun indice sur l’avion détruit[viii].
DE L’HISTOIRE AU CINÉMA :
L’épisode où le guide, Pío, est tué par un tavernier, lui-même tué par José, n’apparaît pas dans la presse. Il pourrait s’agir d’une ressource de Malraux pour ajouter du drame au film, puisque dans le roman[ix], où l’événement est cité, ce passage n’apparaît pas non plus, en commençant par le paysan dans les installations des aviateurs. On peut lire :
-Le commandant García envoie un paysan du nord d’Albarracín qui a passé les lignes fascistes cette nuit. Apparemment, il y a un champ plein d’appareils à côté de son village. Pas d’abris souterrains.
[…]
-Allô ?
-Allô ?
-Qui garantit le paysan ?
-Le commandant. Et son syndicat, je crois.
Une demi-heure plus tard, le paysan arrive, conduit par un sous-officier de la Direction des Opérations. Magnin le prit par le bras et commença à marcher le long du terrain. Les avions ont terminé leurs opérations au crépuscule
Erreur, ou plutôt licence littéraire/cinématographique, puisqu’elle substitue Olmedo (province de Valladolid) à Albarracín (province de Teruel), où se déroule toute l’intrigue du film en quarante-huit heures. Dans le film, José et son guide partent de la ville fictive de Linás.
Mais concentrons-nous sur l’anecdote en question. Elle se déroule dans une taverne dont le patron est un traître qui tire mortellement sur Pío, le guide, tué à son tour par José qui le poignarde avec son couteau.
Nous avons vu la référence dans le roman, mais qu’en est-il dans le scénario[x] ? A la page 50 du scénario, il est dit «cette séquence est reliée à la précédente par…» et c’est là que ça reste. Le XIX n’ayant pas été tourné, cette phrase est rayée à la main. Dans l’ensemble, le film suit le scénario dans les moindres détails, à l’exception du dernier moment, lorsque le tavernier est poignardé et que son corps apparaît brièvement à l’écran sur le sol, pour ensuite montrer une plante de tournesol mûre à l’écran et passer à la séquence suivante en fondu enchaîné. Dans le scénario, il s’exclame : «¡Adiós, Madrid !», puis la caméra suit José qui range le couteau et s’enfuit, des plans que l’on ne voit pas.
LE TOURNAGE – LES EXTÉRIEURS :
Dans les différents plans de cette séquence XX, trois ambiances distinctes apparaissent. Dans la première, on voit une vue panoramique d’un village inconnu, vue qui n’est pas mentionnée dans le scénario, qui débute avec les deux personnages qui «passent devant la caméra» en se dirigeant vers l’entrée d’un village (qui n’est certainement pas celui de l’image fixe initiale). Il pourrait s’agir d’Horta de Sant Joan ou d’un autre village du sud de la Catalogne, voire de la France, mais certainement pas tourné par l’équipe de Sierra de Teruel.
Image fixe au début de la séquence XX.
La deuxième ambiance n’encadre que le plan 1, où l’on voit José et Pío marcher entre les arbres, avec un village en arrière-plan. Il n’a pas été possible de déterminer de quel village il s’agit, mais il semble qu’il s’agisse d’un village du sud de la Catalogne, dans le Priorat ou la Conca de Barberá. Mais il pourrait aussi s’agir d’un point, aujourd’hui disparu, du Pueblo Español ou de ses environs, où sont tournés les plans suivants, car on imagine mal, compte tenu des difficultés du moment, que les deux acteurs et toute l’équipe du film aient parcouru plus de 100 kilomètres pour filmer seulement 10 secondes d’un extérieur si proche.
José et Pío passent devant la caméra.
La troisième prise, qui comprend les plans 2 à 7, se déroule à l’intérieur d’un café. Au moment d’entrer, l’action se déroule à l’intérieur du Pueblo Español, dans la rue Príncipe de Viana, lorsqu’ils pénètrent dans des arcades qui rejoignent la descente Cervantes. Là, après un moment d’hésitation, ils entrent dans une taverne. Il reste à savoir si l’intérieur de la taverne est le local situé à cet endroit ou s’il a été reproduit dans un atelier. La présence d’un escalier menant à une mezzanine pourrait indiquer la première hypothèse, mais, du moins pour le moment, il n’y a pas de fenêtre sur la rue, derrière deux tables rectangulaires à l’intérieur du café. Le café (IVC. Max Aub Fund)
Tournage de la séquence XX. Plan 6.
Une autre raison de penser qu’elle a été tournée en studio est la suivante : Une fois l’orientation demandée pour passer les lignes, les deux hommes et le tavernier sortent dans une cour extérieure, qui n’appartient sûrement pas au Peuple Espagnol, puisqu’aucune des maisons au point de tournage n’en possède une. L’emplacement de la cour devient clair lorsque le traître du café leur indique la direction, moment ou nous voyons alors l’aliénation d’un dôme et du clocher de l’église mudéjar située sur le terrain. Ce plan a donc été pris à l’extérieur des studios Orphea, à l’endroit indiqué sur la photo (que l’on peut comparer avec une prise de vue actuelle, au même endroit, où se trouve aujourd’hui un parking ruineux).
Mais les doutes ne s’arrêtent pas là. Dans le long plan 8 (à l’arrière-plan, deux plans depuis des points différents, comme indiqué dans le schéma), on voit des murs sur les côtés qui, si tout avait été filmé entièrement là, n’apparaîtraient pas, à moins qu’il ne s’agisse d’un point un peu plus latéral, mais depuis la même partie arrière des studios.
Concluons ce point en disant que cette séquence a été tournée en été, très probablement avant de partir pour Tarragone, étant donné les vêtements de ceux qui ont collaboré au tournage, parmi lesquels Max Aub, comme on peut le voir sur les images.
LE PROTAGONISTE : JOSE MARIA LADO[xi] (La Havane (Cuba), 13.9.1895 – Madrid, 17.10.1961).
Fils d’un Galicien et d’une Cordouane, il naît à Cuba et débute comme acteur à son retour en Espagne, à l’âge de vingt-deux ans. Il s’installe d’abord à Barcelone, où il acquiert une expérience professionnelle dans les compagnies de Francisco Morano, Enrique Borrás et María Palou, et parvient peu après à décrocher ses premiers rôles à l’écran, à l’apogée du cinéma muet espagnol.
Pendant la guerre, il participe au tournage de Las cinco advertencias de Satanás [xii], réalisé par Isidro Socías dans les studios de Lepanto. Il y tient un rôle secondaire aux côtés des personnages principaux, Pastora Peña et Julio Peña, le futur Attignies de Sierra de Teruel. La première a eu lieu au cinéma Rialto de Madrid le 28 février 1938. Après la fin de la guerre, il abandonne sa carrière théâtrale, mais pas sa carrière cinématographique. Il s’installe à Madrid en 1944 et apparaît dans de nombreux films tels qu’El clavo (Le clou) et Tierra sedienta (Terre assoiffée). Ces succès professionnels font de lui, pendant le reste de la décennie et tout au long des années 1950, l’un des interprètes secondaires les plus notoires et efficaces de la cinématographie nationale, particulièrement apte à incarner des personnages durs et rudes.
———————————————–
[i] https://www.visorhistoria.com/secuencia-xii-3-el-comite/
[ii] https://www.visorhistoria.com/secuencia-xii-2-jose/
[iii] https://www.visorhistoria.com/xv-xix-secuencias-no-rodadas/
[iv] https://lasmerindadesenlamemoria.wordpress.com/2011/10/26/breve-historia-del-batallon-octubre/)
[v] https://es.wikipedia.org/wiki/Batalla_de_Guadarrama
[vi] ZUGAZAGOITIA, Julián (1968) Guerra y vicisitudes de los españoles. Paris, Librería española. p. 128
[vii] SALAS LARRAZABAL, Jesús (1971). La guerra de España desde el aire. Barcelona, Ariel. p. 101.
[viii] MALRAUX, André (1995): p. 510-
[ix] MALRAUX, André (1995): p. 497
[x] Pour cette entrée, nous suivons l’original dactylographié avec des annotations manuscrites, conservé dans le Fonds Max Aub de l’Institut Valencià de Cultura à Valence (dossier 1)
[xi] https://enciclopediacineespa-fernando.blogspot.com/2016/09/jose-maria-lado.html
[xii] CAPARRÓS LERA, José Mª (1977). El cine republicano español 1931-1939. Barcelona, Dopesa. Pág. 214