Trois personnes regardent le ciel sur le petit aérodrome de Latécoère, à Prat de Llobregat. Ils sont inquiets. Il est vendredi 13 mai midi, ils ne savent pas s’ils pourront manger quelque chose avant l’arrivée de l’avion qu’ils attendent. En milieu de matinée, il y a eu un combat aérien qui l’a peut-être obligé à faire
demi-tour. Ils attendent depuis une heure. On apprendra plus tard que dans le port, malgré l’intense défense anti-aérienne, le Ciudad de Sevilla a été bombardé, entraînant le naufrage de son pont. Il y a eu des victimes[i]. Heureusement, en partie à cause du mauvais temps, il n’y aura plus d’attaques jusqu’au 28, même s’il y aura de nombreuses tentatives qui provoqueront de fréquentes alarmes.
Il arrive enfin[ii]. André Malraux et son ami Édouard Corniglion-Molinier, qui avait piloté, descendent. Ils se saluent. L’un de ceux qui attendaient leur montre une voiture de luxe devant le portail. Les autres prennent en charge deux lourdes valises qu’ils ont sorties de l’avion. Ils montent et repartent rapidement vers Barcelone. Ils n’ont pas pu manger, ils sont attendus au Trésor, où les recevra Méndez Aspe, ministre depuis le mois précédent, qui leur transmettra la gratitude et l’intérêt de Negrín, toujours à Genève, pour leur activité.
Fatigué, en entrant dans l’hôtel pour prendre une douche et dîner, André rencontre Jaime « Met » Miravitlles, le commissaire à la propagande de la Generalitat de Catalogne. Ils se connaissent depuis qu’au début de la guerre le Français lui rendit visite dans son bureau du Comité des Milices Antifascistes, dont le Catalan était le secrétaire[iii].
- Bonjour, comment s’est passé le voyage ? J’ai une table à La Puñalada, nous allons dîner et nous pourrons bavarder.
C’est ce qu’il dit, sans rupture de continuité, même avec la main de Malraux tenue par le salut. En voyant son visage, il ajoute :
— c’est ici, tout près. Et on mange bien. Nous parlerons de cinéma.
Miravitlles attendait la visite d’un écrivain renommé qu’il admire ouvertement[iv]. Il en a parlé à Laya Films, la société de production de la Generalitat. Également avec des collègues de Film Popular, avec lesquels ils échangent des rapports, des images d’archives et du matériel de tournage, et qui lui ont proposé de l’héberger dans leurs locaux pour le mettre au courant des reportages qu’ils réalisent.
Pendant le dîner, la conversation tourne autour du thème du cinéma. Laya Films, qui dépend du Commissariat à la Propagande dirigé par Miravitlles, a une activité frénétique, dont le Catalan veut enregistrer. Malraux et Corniglion écoutent attentivement le français parfait de Met Miravitlles. De temps en temps, ils se regardent, les références au matériel, aux installations, au personnel spécialisé de Laya Films ouvrent un monde de possibilités, mais ils gardent le projet confidentiel, en attendant les fonds que la République pourrait accorder, lors de la rencontre qu’André a avec Álvarez del Vayo et Negrín. Ils leur ont parlé des querelles, de la méfiance entre les deux administrations.
Miravitlles veut préciser que le soutien de la Generalitat sera large, généreux… de toutes les manières possibles. Pas de l’argent, mais des voitures, des locaux :
— demain, dès que vous le pourrez, je vous montrerai les installations du Commissariat. Vous verrez. Vous pourrez vous y installer pour tout ce que vous avez à faire en Catalogne.
— Je suis sûr que nous y arriverons très bien, même si l’intention est de tourner le plus possible en France. Avec la guerre, les bombardements et les difficultés que pose mon pays à la frontière, ce sera la chose la plus prudente à faire. Mais je suis sûr que certaines prises devront être faites ici. Merci beaucoup. Voyons ce que disent les autorités espagnoles.
- La situation est difficile, mais il faut les convaincre de la nécessité d’une propagande de qualité, exportable dans le monde entier. Et vous êtes les seuls à pouvoir le faire.
Le samedi 14, la presse rapporte l’arrivée de l’écrivain français, porteur d’une donation à la République de 7 000 000 de francs, dont 500 000 ont été donnés par le célèbre écrivain allemand Emil Ludwig[v]. Ils ajoutent qu’il a l’intention de réaliser un film sur la guerre. Alors que La Publicitat rapporte que certaines scènes seront tournées en Espagne[vi], El Diluvio affirme qu’il sera entièrement tournée en France[vii].
À l’hôtel, un représentant du ministère d’État lui remet un exemplaire d’El Diluvio. En première page, les échos de l’intervention d’Álvarez del Vayo[viii] à la Société des Nations. Il traduit gentiment et il loue l’effort du ministre pour souligner l’injustice de la non-intervention, la non-conformité de l’Allemagne et de l’Italie, en essayant d’attirer l’attention des présents, mais c’est un sujet qui les met mal à l’aise. En fait, depuis le début de la session, le thème prédominant a été le conflit entre l’Italie et l’Éthiopie. Le ministre a insisté : « Il ne s’agit pas d’une guerre civile, mais d’une guerre d’invasion… Si l’on ne prête pas attention à nos revendications et plaintes, la responsabilité incombera aux initiateurs de l’idée (de non-intervention) : la France et l’Angleterre »[ix]. Dans quelques jours, le discours sera édité en plusieurs langues par le Rassemblement pour la paix. Cependant, même si un documentaire montrant des prisonniers allemands et italiens a été projeté en signe de non-respect de la non-intervention[x], le résultat sera décevant, seuls l’URSS et le Mexique votant pour, quatre contre (Angleterre, France, Pologne et Roumanie) et neuf abstentions (Chine, Équateur, Pérou, Iran, Suède, Lettonie, Nouvelle-Zélande, Belgique et Bolivie)[xi]. Des abstentions, a ajouté l’homme politique, visiblement cyniques.
Malraux, avec sa connaissance précaire de l’espagnol, essaie de trouver des idées qui puissent l’aider pour la rencontre qu’il aura lundi avec le président. Il lit la chronique d’Andrée de Viollis dans Ce soir. Ils lui ont apporté un exemplaire du 13[xii], où le journaliste qualifie de pathétique l’intervention d’Álvarez del Vayo, dans une séance au cours de laquelle les agressions de l’Éthiopie par l’Italie et de la Chine par le Japon ont également été mises sur la table. Une condamnation formelle sans aucune répercussion sur la politique invasive du totalitarisme.
La réunion au cours de laquelle Malraux obtiendra le soutien de la République pour son nouveau projet de film aura lieu dans la matinée du lundi 16 mai[xiii]. Avec son verbe torrentiel, Malraux présentera ses projets, le soutien qu’il espère trouver aux Etats-Unis, où on lui a promis 1.800 salles de cinéma, et dont l’accès sera facilité par le projet de société Corniglion-Moliner. Ils l’écoutent poliment, mais en regardant l’heure. Le président du Conseil, le samedi précédent, lors de la réunion de la Députation permanente, a expliqué ce qui s’est passé à Genève, un succès selon lui. Azaña écrira dans ses mémoires : « Negrín a expliqué la situation : les affaires militaires et internationales se sont améliorées. Genève a été un triomphe. Les difficultés d’approvisionnement s’accroissent, en raison du manque de devises étrangères ; crédits bloqués ou contestés. Mais tout cela va s’arranger.[xiv] »
C’est précisément la question des devises qui constitue l’obstacle le plus important. Álvarez del Vayo a fait une rupture nette. « Nous vous aiderons de toutes les manières possibles », a-t-il déclaré. « Mais uniquement en pesetas, pas en devises étrangères. Du matériel aussi, une voiture, un camion, un logement, de l’entretien… mais pas de devises. L’Espagne se trouve à un moment critique. Nous l’avons soigneusement analysé avec Méndez Aspe. Il n’y a pas de devises ». Ce à quoi Malraux s’oppose :
— mais nous avons déjà une équipe technique de premier ordre à moitié d’accord : Page, Marion, Thomas, même Peskine envisagent de nous rejoindre pour le scénario technique. Comment allons-nous les payer ? Et les francs que je vous ai remis hier ?
— Merci, merci beaucoup pour vos efforts. Mais il y a des blocus partout, à commencer par votre pays — Malraux secoue sa frange, inquiet. Il ne m’attendait pas à cette pique —. Sánchez Arcas, sous-secrétaire à la Propagande, a déjà les instructions. Il ne faut pas perdre de temps, mais il n’y a pas plus de bois que ce qui brûle.
Ils lui avaient déjà apporté leur soutien dès les balbutiements du projet, lors du IIe Congrès international des écrivains en défense de la culture ; Ils étaient au courant de son voyage aux États-Unis ; Ils étaient convaincus que leur film surpasserait de loin Terre d’Espagne d’Ivers et Hemingway, mais il n’y avait pas de monnaie étrangère.
Les marchandages se poursuivront à midi au ministère de l’Instruction Publique. Assisté du sous-secrétaire à la Propagande, l’architecte madrilène Manuel Sánchez Arcas, ami de Picasso et d’Alberti, ils conviennent finalement que l’aide de la République pour un projet de film s’élèvera à 100 000 francs et 750 000 pesetas[xv]. Finalement, une recommandation de celle-ci qui sera déterminante : je vous recommande de vous rendre au secrétariat du Conseil Général du Théâtre ? Vous y retrouverez Max Aub, qui pourra sûrement être d’une grande aide pour recruter des acteurs espagnols. C’est un homme enthousiaste et travailleur. Vous pouvez lui faire confiance. Et ils se quittent en se souhaitant bonne chance.
Malraux part immédiatement à la recherche de celui qui sera son plus proche collaborateur sur le tournage et, désormais, un ami personnel pour la vie. Il se souvient de lui dès les premiers jours de la guerre, à Madrid, et aussi de son accueil à Valence, l’année précédente, à la suite d’un congrès[xvi]. Mais Aub n’est pas là. La journée précédente avait été très chargée avec l’inauguration de la Maison de l’Acteur Catalan[xvii], à laquelle avaient participé le ministre du Travail, Aiguadé, et de nombreuses autres personnalités, tant du gouvernement de la République que de la Generalitat, ainsi qu’une multitude d’acteurs et d’actrices, bien connus d’Aub. Ce dernier n’est pas apparu dans son bureau de toute la journée, réglant les détails et les engagements qui avaient surgi dans les conversations pendant la cérémonie.
Déjà à l’hôtel, lors d’un bref rafraîchissement, Malraux et Corniglion-Molinier font le point sur ce qui a été accompli, et ce qui reste à faire. Bien entendu, ils ne pourront embaucher aucun acteur qui ne soit pas espagnol. De plus, Sánchez Arcas a clairement indiqué qu’il serait nécessaire d’embaucher le maximum de personnel espagnol, non seulement les acteurs, mais aussi les techniciens, d’avoir un représentant syndical et d’autres impositions qui gêneront sûrement le déroulement du film. Il devient également clair que l’intégralité du film devra être tournée en Espagne, qui sait où ! Franco avance et ne s’arrêtera pas. Les 13 points de Negrín sont raisonnables[xviii], mais les fascistes y verront un signe d’épuisement. Il faut se dépêcher, conviennent les deux amis. Le chapitre économique étant en bonne voie, Édouard partira le lendemain pour Paris dans son petit avion.
Un autre problème se profile : depuis que le gouvernement de la République a décidé de déménager de Valence à Barcelone, fin octobre 1937, les frictions avec le gouvernement catalan sont constantes. Si d’un côté on se méfie de la loyauté de Companys et de la Generalitat face à une situation de guerre de plus en plus difficile, ce dernier reproche à la République, en particulier Negrín, son arrogance et sa prise en charge de responsabilités qui lui incombaient jusqu’alors. Ce conflit va ennuyer le tournage du film, rendant difficile pour l’équipe de savoir à quelle administration s’adresser pour demander du matériel ou le financement[xix]. D’autant plus qu’Aiguadé et le basque Irujo vont démissionner au moment où va commencer le tournage.
eu après, deux représentants de Film Popular sont venus les chercher. Cette société avait succédé à la Coopérative ouvrière cinématographique et, bien qu’elle puisse être considérée comme le porte-parole des communistes PCE et PSUC, ainsi que de leur syndicat UGT, elle a élargi son activité en coopérant avec d’autres organismes de diffusion et de propagande, comme le disait sa publicité : « Entreprise commerciale antifasciste, au service de la République », qui visait à la convergence de différentes pratiques cinématographiques, comme la production et la distribution[xx]. Miravitlles leur avait parlé du projet de Malraux quelques jours auparavant. Ils commentent le dernier numéro de leur bulletin, comparant le coût de La Marseillaise de Jean Renoir (10 millions de francs) avec ce qui a été accordé par la République à Malraux.
Assis dans la salle de projection, la séance commence avec Woman in War, un documentaire de six minutes, réalisé par Maurice Sollin en 1937 et le documentaire sur le Pavillon espagnol de l’Exposition de Paris, dans lequel on peut voir différentes personnalités qui n’attirent pas l’attention de Malraux. À sa demande, on lui montre les nombreux programmes quotidiens d’information sur l’Espagne[xxi], parmi lesquels le Français peut voir quelques plans qui pourraient ensuite être utiles dans le montage de Sierra de Teruel. Le documentaire La Conquista de Teruel, réalisé par Julián de la Flor et produit par la 46e Division d’El Campesino, mérite également son attention. Dans l’obscurité de la pièce, éclairée par la faible luminosité de l’écran, l’écrivain prend des notes sur un carnet : images de chars, avions, mouvements populaires… Certaines précaires, d’autres peut être utiles.
Le lendemain, de bonne heure, Malraux se présente dans les bureaux du Comité central du Théâtre. A l’annonce de la visite, Max Aub l’attend déjà à la porte de son bureau. Des allées et venues, du désordre, des papiers partout[xxii]. Max ferme la porte.
Un bref préambule dans lequel ils se souviennent de certains moments passés ensemble, comme à Madrid pendant les premiers jours de la guerre, ou lors du IIe Congrès international des écrivains pour la défense de la culture (Ah, cette paella à Benicarló ![xxiii] ), Immédiatement, le Français va droit au but :
— On va faire L’Espoir ![xxiv]
Le regard stupéfait de Max Aub, qui connaît le roman et connaît par la presse la visite du Français pour tourner un film, est aussi une défense contre une ingérence dans sa vie à laquelle, il sent qu’il ne pourra pas s’échapper.
— Je peux mettre en scène une pièce de théâtre, c’est ce que j’ai fait toute ma vie, mais en matière de cinéma, je n’y connais rien.
—Moi non plus, mais nous allons faire le film.
Des années plus tard, Max Aub reconnaîtra qu’à ce moment décisif « une grande amitié et une grande admiration pour Malraux » s’est noué[xxv].
L’auteur français déploie tout son arsenal d’arguments en faveur du film : 1 800 salles de cinéma aux Etats-Unis, l’équipe internationale de techniciens pratiquement prêtes, l’argent qui lui a été assuré au Trésor et à la Propagande, il évoque même la nouvelle société que son ami Édouard est en train de finaliser, avec laquelle la distribution en Amérique sera un jeu d’enfant. Il sort une coupure de journal :
— Écoute, Miravitlles me l’a donné. Un gars formidable, qui va nous offrir un bureau près de l’avenue 14 d’avril. Le sénateur Nye demande le report de la résolution sur son amendement à l’embargo[xxvi]. Cela nous donnera le temps de faire le film et d’influencer l’opinion publique américaine. Et en français ou en anglais. Nous mettrons fin à la non-intervention ! Grâce à cela, la République obtiendra des armes.
Max Aub soupire, dépassé par l’avalanche verbale du Français. Il sait qu’il ne peut pas refuser.
-Qu’attendez-vous de moi ? — d’ailleurs, pouvoir au moins se préparer à l’effort titanesque qu’il pressent.
-Tout. Eh bien traduire le script. Je l’ai assez avancé, mais des choses sortiront toujours. Et s’occuper du staff espagnol. Des acteurs bien sûr, que vous aurez à portée de main compte tenu de votre position. Mais aussi des accessoiristes, des électriciens, pour me guider sur les extérieurs, bref : pour être mon bras droit.
Malraux traite tous ses interlocuteurs comme vous. Ils parlent en français, une langue qui en est propice. Il s’appuie sur le dossier du fauteuil : il le voit dans ses yeux : il ne pourra pas refuser.
Aub, déjà dans son rôle :
— Et les secrétaires ? Quelqu’un devra taper, passer des appels, enfin, ces choses-là…
— Bien-sûr.
—Je vous recommande[xxvii] de parler à María Luz, je la connais de La Vanguardia et elle est très efficace. Je dois l’appeler, car je prépare un article[xxviii]. Pour le quotidien, si vous le permettez – André acquiesce en souriant–, je vais parler à une de mes amies, épouse du directeur du Musée d’art moderne de Madrid. L’autre jour, j’ai mangé chez elle et nous avons parlé d’une fille qui parle parfaitement le français et l’allemand, qui travaille au Sous-secrétariat à l’Armement, mais qui se trouve très loin de chez elle et qui aimerait quelque chose de plus central. Je suppose que Miravitlles pense à un bureau sur l’Avenida 14 de Abril, où se trouve le Commissariat et Laya Films. Si c’est le cas, cela conviendrait à la fille. Si vous voulez, je vous la présenterai demain au Majestic. Elle s’appelle Elvira Farreras[xxix].
-Parfait. À neuf heures. Ensuite, vous pourrez venir avec moi voir les studios de tournage. Miravitlles m’a donné un chauffeur qui nous emmènera. Il aura déjà annoncé ma visite.
La réunion ne dure pas plus longtemps. Max a besoin de respirer, d’organiser les idées qui bouillonnent dans la chaleur du verbe du Français.
-Quelque chose de petit. Les installations sonores semblent assez modernes, mais je veux que soit visible la solidarité du peuple espagnol avec la République assiégée, et cela va nécessiter pas mal de figurants dans la même séquence, et ils ne rentreraient pas — « pas mal de figurants », Max fronce les sourcils.
Ils ont quitté les studios Lepanto. Pas d’activité, l’industrie du cinéma de fiction est quasiment paralysée et les reportages sont réalisés dans les autres studios. Passant devant la Sagrada Familia, ils se dirigent vers Montjuich.
Là, ils entrent d’abord dans les studios Trilla[xxx]. Sur la façade, il reste encore des restes de l’enseigne « Estudios Dos », nom donné lorsque la CNT socialisait l’industrie cinématographique. Ils sont reçus par Adolfo de la Riva, copropriétaire avant la guerre et aujourd’hui directeur technique du Conseil Technique Supérieur de Production Cinématographique, un nom pompeux qui a remplacé l’enthousiasme peu professionnel et inefficace de l’époque anarchiste. La rencontre laisse un mauvais goût aux visiteurs. De la Riva évite autant que possible les responsabilités ; Ayant embrassé le communisme plus par commodité que par conviction, il espère seulement survivre au conflit[xxxi]. Il les envoie aux Studios Orphea, où son ami Francesc Elías les accueillera.
La journée n’est pas de saison. Il n’y aura pas de bombardement aujourd’hui, commente le chauffeur alors qu’il continue de gravir la partie sud de la montagne de Montjuich, en passant devant le Pueblo Español. Aub indique :
— Regardez, si nous venons à Orphéa, ici nous pouvons trouver des extérieurs à portée de main.
Francesc Elías, tout sourire, les attend à la porte pompeuse des Studios Orphea, l’ancien Palais de la Chimie de l’Exposition universelle de 1929. Ils visitent avec attention les installations spacieuses, où travaillent une centaine de personnes. Il reste encore des traces du tournage de « ! No quiero, no quiero ! »[xxxii], commencé l’été précédent et terminé quelques jours avant la visite.
Elías, directeur artistique du Comité, leur raconte avec fierté, non sans arrogance, que son dernier film, avec un scénario basé sur une œuvre du célèbre dramaturge Jacinto Benavente, une critique du système éducatif traditionnel, a été considéré comme « le film du million » en raison du coût élevé de sa production. Il regrette que, bien qu’ils soient prêts depuis des semaines, les 3 000 mètres de film pour faire le positif ne soient pas arrivés.
Malraux regarde Aub. Le film vierge, malgré les promesses de Sánchez Arcas et Miravitlles de fournir tout le matériel nécessaire, peut devenir un problème. Le Français murmure :
— À mon retour, je devrais parler avec Tual. Nous devons être prêts au cas où nous n’aurions pas de film ici.
— Un million — dit Aub frappé par le montant. Eh bien, si la Propagande nous en donne les trois quarts, plus de francs, cela pourrait suffire.
Malraux ne cache pas une grimace d’incrédulité.
— Quand vous verrez Corniglion, ne lui dites rien – conclut le Français. Son ami et pilote est déjà parti pour Paris à la poursuite de ses rêves.
Ils conviennent tous les deux qu’Orphea Studios est la meilleure option. Situé sur le versant de la montagne de Montjuich, étant donné les défenses anti-aériennes existantes dans le château qui couronne le sommet, il est peu probable qu’ils subissent des bombardements. Oui, il n’y a pas de doute : Studios Orphea. Avec le Trilla comme alternative, Max Aub se chargera de demander les autorisations nécessaires, ce qui ne sera pas facile.
En milieu d’après-midi, une fois la décision prise, ils se dirigent vers l’avenue 14 de Abril, 442 bis, où se trouve le siège du Commissariat à la Propagande de la Generalitat. Miravitlles, avec son sourire jovial, les guide dans une activité chaotique et frénétique.
-Suis-moi. Ici, au rez-de-chaussée, se trouvent mon bureau, les différents secrétariats et le service des publications[xxxiii].
Ils montent au premier étage :
—À cet étage, vous pouvez avoir votre quartier général. Il y a la Section des Fêtes caritatives et l’équipe de conseillers du Commissariat – il tait qu’il s’agit d’un groupe d’intellectuels qui ont réussi à se tenir à l’écart des campagnes de recrutement. Dans cette salle, vous pouvez tenir vos réunions.
Il ouvre la porte. Il y a encore beaucoup de jouets de la campagne Setmana dels Infants, de la première semaine de janvier. Il le referme immédiatement. Ils montent. Il s’arrête sur le palier.
— Ici, vous allez être émerveillés. Vous disposerez d’une salle de projection parfaitement équipée. Et les gens de Laya Films, -qui salue en passant-, vous aideront en tout et pour tout.
Au dernier étage, enfin, ils saluent l’équipe de correcteurs et de traducteurs, indispensables au travail épuisant de propagande internationale mené par le Commissariat. L’un d’eux montre un exemplaire de Solidaridad Obrera.[xxxiv] Regarde, dit-il, on parle de toi quand tu es allé visiter Film Popular. C’est vrai que tu vas tourner en France ?
Miravitlles lui coupe la parole :
— Non. Il la fera ici, et il s’installera aussi avec nous. Nous l’aiderons avec tout et pour tout. Et maintenant ça suffit. Allons dîner. Est-ce que vous aimerez retourner à La Puñalada ?
La dernière journée complète de son séjour à Barcelone sera consacrée à faire le point sur la situation et à la planification des prochaines étapes. Malraux, contrarié de ne pas pouvoir avoir d’acteurs français, remet à Max Aub les photographies des candidats recalés.
L’Espagnol les regarde attentivement puis, désignant le visage de Von Stroheim, dit avec un demi-sourire sous ses épaisses lunettes :
— J’ai celui-là. Eh bien, oui, vous le voulez. Il ne vit pas à Barcelone mais à Lloret de Mar. Il était dans la Maison de l’Acteur. Il pensera à son avenir, je ne pense pas qu’il refusera.
— Comment s’appelle-t-il ? — demande Malraux, prêt à l’écrire dans un cahier.
— Pedro Codina[xxxv]. C’est très célèbre ici. Et de gauche, du moins je le crois. Il est important que ceux qui travaillent sur le film aient un bon dossier. On ne sait jamais. Il fait, ou a fait, du vaudeville, mais aussi du théâtre un peu plus substantiel. Et j’espère que son accent catalan ne transparaît pas.
— Bien, bien. Pour les autres, vous verrez qui vous pouvez appeler quand vous lirez le projet de scénario que je vous ai donné. Les rôles de Peña, le commandant, de Muñoz, son second, et de José, le paysan qui passe les lignes, sont importants. Et bien d’autres encore, bien sûr.
Aub sourit. En voyant la photo de Pierre Larquey, lui vient immédiatement à l’esprit José Santpere[xxxvi], qui l’avait tant fait rire dans les vaudevilles du Paralelo. Lorsqu’il a participé à la première de L’Auca del Senyor Esteve en 1917, la pièce a été très applaudie. Il signale à Malraux :
— Demain, je vais le voir chez lui, rue Caspe[xxxvii]. Je suis sûr qu’il sera enchanté par le projet. Et avec un sourire, ils trinquent avec le vin blanc de Penedés qui a égayé leur après-midi.
En quittant l’hôtel Majestic, ils descendent le Paseo de Gracia jusqu’à la Plaza Cataluña. Bien que tombant quelques gouttes, ils décident de continuer le long des Ramblas jusqu’à Escudillers. Ils s’arrêtent à Los Caracoles. Le poulet rôti aromatique est servi par Ramon Bofarull lui-même, ancien propriétaire et désormais responsable après la collectivisation de l’établissement, une taverne fondée en 1835 et un restaurant depuis 1934[xxxviii].
Max et André parlent longuement du projet qui prend forme. Loin de La Puñalada et de l’arrogant Met, que le premier n’apprécie pas beaucoup. Ils parlent aussi du roman de Malraux dont certains passages serviront de base au film. Aub demande :
— Avez-vous vu La Vanguardia d’hier ?
Malraux nie d’un geste.
— Vous souvenez-vous de l’attaque de l’aérodrome que vous décrivez dans votre roman[xxxix] ? Eh bien, lundi, de nombreuses Fiat italiennes ont été détruites à Caudé[xl]. Oui, près de Teruel.
Malraux pince les lèvres. Que de souvenirs. L’avion s’est écrasé après le combat. Belaïdi, Florein… Le sauvetage, la solidarité. Bien que non, l’attaque contre un aéroport grâce aux informations d’un courageux agriculteur s’est produit dans une autre zone, à Arévalo, de l’autre côté des montagnes de Madrid. C’était dans les premiers mois : l’apocalypse, l’énergie débridée, l’abandon total, sans objection, sans réserve. Et maintenant Franco est en Méditerranée et Lérida entre ses mains depuis un mois[xli].
Ils se disent au revoir tard, éméchés, à la porte de l’hôtel. Ils se reverront dans quelques jours. Maintenant André doit clore les dossiers à Paris. Parler à Tual, bien sûr, mais finaliser également des contrats avec Page, Marion, Thomas… Le plus difficile est peut-être celui de Peskine, en raison de ses exigences et du manque de devises. Il va falloir penser à un prêt relais. Il en discutera avec Corniglion et aussi avec Gallimard.
Aub, de son côté, recherchera désormais des assistants espagnols. Il a pensé aux frères Miró pour les accessoires et à Vicente Petit pour les décors, il les connaît grâce à son activité théâtrale à Valence. Pour les acteurs, une fois Santpere fermé (il n’y a eu aucun obstacle, malgré sa santé délicate), il retrouvera une connaissance d’avant l’insurrection, ah, ce théâtre combatif ! Mejuto, acteur du groupe Anfistora[xlii], qu’il a fréquenté pendant ces mois de vertige à Madrid. Il pense qu’en raison de son âge, il sera désormais dans l’armée. Il le cherchera. Il localisera également Pedro Codina, dans sa maison de Lloret de Mar. Et Nicolás Rodríguez[xliii] peut être un bon brigadier, grand et mince. Sa tête fourmille d’idées. Comme toujours.
Dans la voiture qui l’emmène à l’aéroport, Malraux se sent satisfait des démarches entreprises en si peu de jours. Aub s’affirme comme un bon gars, en phase avec ses rêves. Le studio, les bureaux du Commissariat, même une secrétaire et un acteur déjà convenus. Oui, maintenant le plus dur l’attend : la partie économique. Mais comme toujours, il est convaincu qu’il réussira, aussi difficile que cela puisse paraître. Et Clara, sa jalousie (justifiée), s’accroche à son cercle d’amis avec lesquels il n’a pas envie de rompre. André est déterminé à ce que Josette l’accompagne à Barcelone tout au long du tournage. Il sait que cela mettra Clara en colère. Il craint qu’elle soit capable d’un scandale. Mais il ne se voit pas capable d’affronter un projet comportant autant de risques et autant de besoin de dévouement tout en étant attentif à sa femme. Josette sera différente, même si cela dérange la première. Il sent qu’il va finir par divorcer, mais pas maintenant, pas maintenant. Il sait qu’elle a présenté le manuscrit de son Livre de comptes à la NRF, Paulhan ne pourra pas refuser de le publier, mais le sournois n’en a pas parlé à celui qui, malgré tout, est toujours son mari[xliv]. Clara est sans doute influencée par Elsa Triolet, qui vient de sortir Bonsoir Thérèse, son histoire d’amour avec son ami Louis Aragon. Que dira-t-il de leur relation qui se dégrade ? Souhaite-t-elle régler ses comptes par écrit ?
L’avion décolle avec deux heures de retard en raison du mauvais temps, ce qui empêchera également d’éventuelles rencontres avec des avions fascistes. Dans quelques semaines, il sera de retour.
EN PLUS:
ANDRÉ MALRAUX ET MAX AUB: L’Espagne au coeur de l’amitié. (Gérard Malgat)
LA VRAIE HISTOIRE DU TOURNAGE DE SIERRA DE TERUEL (1ère partie). (en espagnol)
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NOTES :
[i] ALBERTÍ, Santiago et Elisenda (2004. Perill de bombardeig! BCN sota les bombes 1936-39. Barcelone, Albertí Ed. Page 251
[ii] La Publicitat 14.5.1938 page1 / El Diluvio, 14.5.1938 page 8
[iii] MIRAVITLLES, Jaume (1981) Més gent que he conegut. Barcelone, Destino. Page166
[iv] Des années plus tard, il écrira : «Il (Malraux) est peut-être l’homme que j’ai le plus admiré, car il était comme une projection bien supérieure de ma propre vie«. (MIRAVITLLES (1981): 165.
[v] La Vanguardia, 15.5.1938, page 7
[vi] La Publicitat, 14.5.1838 Page 1
[vii] El Diluvio, 14.5.1938. Page 8
[viii] Voir: https://loquesomos.org/julio-alvarez-del-vayo-ministro-de-estado-de-la-ii-republica/
[ix] El Diluvio, 14.5.1938 Page 1 et suv.
[x] Des prisonniers prouvent l’intervention en Espagne. 1938. Royaume-Uni. Société de production : Progressive Films Institute. Réalisateur : Ivor Muntagu. Documentaire filmé avec une caméra fixe et un micro caché, il montre l’interrogatoire de Rudolf Ruecker, lieutenant de l’armée de l’air allemande et du sous-lieutenant italien Gino Poggi. La guerra filmada, dvd nº 3. Filmoteca española, 2009.
[xi] Las Noticias, 14.5.1938 pages 1 et 4.
[xii] Ce Soir, 13.5.1938 page 3
[xiii] PI Y SUNYER, Carles (1977). La República y la guerra -Memorias de un político catalán. México. Ediciones Oasis, SA. Page 477 et suiv. Sur la question judiciaire : PAGÈS, Pelai (2015). Justícia i guerra civil. Barcelona, Ed. Base, où il analyse la position des différents partis catalans.
[xiv] AZAÑA, Manuel (1996). Memorias de guerra 1936-1939. Barcelona, Ed. Crítica. Page395
[xv] Le taux de change en 1938 était de 20/21 FF/USD ; 8,6 Pta/USD. MICHALCZYK, John J. (1977). Andre’s Malraux Espoir: The propaganda/art film and the Spanish Civil War. Mississippi University. Página 29 (note)
[xvi] Voir la première partie (en espagnol pour le moment) de LA VERDADERA HISTORIA DEL RODAJE DE SIERRA DE TERUEL. https://www.visorhistoria.com/sierra-de-teruel-antecedentes/
[xvii] La Vanguardia, 17.5.1838. Page 2
[xviii] Publié le 20.4.1938, il s’agissait d’un programme politique raisonnable qui espérait, sans succès, être adopté par les puissances occidentales. https://www.ecorepublicano.es/2015/03/mayo-de-1938-los-trece-puntos-de-negrin.html
[xix] PI SUÑER, Carles (1975). La República y la guerra. Memorias de un político catalán. México, Ediciones Oasis SA. Pages 477 et suiv..
[xx] SALA NOGUER (1993): El cine en la España republicana durante la guerra civil. Bilbao, Mensajero. Page 129
[xxi] CAPARRÓS (1977): El cine republicano español 1931-1939 Barcelona, Dopesa. Page 166
[xxii] Situation décrite sous forme de roman dans : CISTERÓ, Antoni (2017). Champ d’espoir. Baixàs, Balzac Ed. Chapitre 1 (en espagnol) dans : https://www.visorhistoria.com/campo-de-esperanza-1/
[xxiii] https://www.visorhistoria.com/une-pause-a-benicarlo-1937/
[xxiv] «Combats d’avant garde : Les souvenirs de Max Aub«. Série d’entretiens réalisés par André Camp. France Culture, mai 1967. Archives de l’Institut National de l’Audiovisuel (INA), Paris, France.
[xxv] agnifique portrait de Mallraux dans : AUB, Max (2001). Cuerpos presentes. Segorbe, Fondation Max Aub. Pages 199-201.
[xxvi] Las noticias. 14.5.1938. Page 4.
[xxvii] Pour une meilleure compréhension, Aub, un Espagnol, utilisera souvent le «tuteo» dans ses dialogues. Ce qui n’est pas le cas de Malraux, qui avait l’habitude de s’adresser à tout le monde en disant «usted» (vous).
[xxviii] “Una muchacha española”. La Vanguardia, 29.5.1938. Page 4.
[xxix] “Testimonios”. Sierra de Teruel, cincuenta años de esperanza. Archivos de la Filmoteca, Año 1, nº 3. Valencia. Page 288.
[xxx] À l’époque, il était géré par le SIE anarchiste et n’avait que peu d’activités. À partir de 1940, il est rebaptisé Estudios Trilla-Orphea. https://www.enciclopedia.cat/diccionari-del-cinema-a-catalunya/trilla-la-riva.-estudios-cinematograficos-espanoles
[xxxi] SALA NOGUER (1993). Page 58.
[xxxii] SÁNCHEZ OLIVEIRA (2003). Aproximación histórica al cineasta Francisco Elías Riquelme (1890-1977). Sevilla, Universidad de Sevilla. Pages 120 et suiv.
[xxxiii] PUJOL, Enric. “Primera noticia general del Comissariat de Propaganda de la Generalitat de Catalunya (1936-1939)”. Dans : La revolución del bon gust. Barcelona, Viena Edicions. Pages 35 et suiv.
[xxxiv] Solidaridad Obrera. 17.5.1938, Page 3.
[xxxv] Pedro Codina y Mont (Lloret de Mar, 31 octobre 1880 – Buenos Aires, 25 mars 1952). Acteur de théâtre qui s’est distingué par son rôle de «Manelic» dans Terra Baixa d’Angel Guimerá. Il a joué en catalan et en espagnol, en Espagne et en Amérique latine.
[xxxvi] Interview très illustrative et amusante de sa fille, Mary Santpere, dans laquelle elle parle de la collaboration de son père dans la Sierra de Teruel. Avant la projection d’Espoir sur TV3 le 11.7.1986. Dans : https://www.visorhistoria.com/anexos/videos/
[xxxvii] TV3. Cinema de mitjanit. 11.7.1986. Déclarations de sa fille, Mary Santpere.
[xxxviii] https://urbanexplorerapp.com/restaurante-los-caracoles-barcelona/historia/
[xxxix] MALRAUX (1996). L’espoir. Paris, Gallimard (Ed. Folio plus) Pages 538 et suivantes pour toute la séquence du paysan et de l’attaque de l’aérodrome de Franco..
[xl] La Vanguardia, 17.5.1938. Page 1.
[xli] THOMAS (1978), La guerra civil española. II, Barcelona, Grijalbo. Page 861. Lérida était tombée le 3 avril.
[xlii] UCELAY DACAL, Margarita. “El club teatral Anfistora”, dans: Dougherty, Dru y Vilches, M.F. (coord.) (1992). El teatro en España: entre la tradición y la vanguardia 1918-1939. CSIC-Fund. García Lorca.
[xliii] https://www.visorhistoria.com/nicolas-rodriguez/
[xliv] BONA (2010), Clara Malraux – Biographie. Paris, Grasset. Page 325. (Malraux est clairement reflété dans le personnage de Marc).