Pour en finir avec l’analyse du Linás fictif et les circonstances de son tournage, nous ajouterons quelques commentaires supplémentaires basés sur les plans prévus dans le scénario[i] et qui n’ont pas été tournés ou n’ont pas été ajoutés au montage final en raison de leur manque de qualité technique.
SÉQUENCE XII : Tout d’abord, il faut noter que dans le film, elle est insérée entre les séquences VII et VIII, et que dans la version éditée en France[ii], elle est précédée d’une légende indiquant :
«PENDANT CE TEMPS, A LINAS, UN PAYSAN QUI A REPÉRÉ LE TERRAIN D’AVIATION DES FRANQUISTES VIENT CHERCHER UN GUIDE QUI LUI FERA TRAVERSER LES LIGNES ENNEMIES».
Il comprend une vue d’un village au sommet d’une colline, qui ne correspond pas du tout à Villefranche-de-Rouergue et qui n’était pas prévue dans le scénario. Il y a ensuite onze plans qui n’apparaissent pas dans le film, à l’exception de celui montrant quelqu’un qui accroche l’enseigne du «Comité du Front populaire» (dans le film, on ajoute «de Linás», ce qui n’est pas mentionné dans le scénario) (plan 1), et il aurait dû y avoir un gros plan sur l’une des têtes couronnant les arcades (plan 2), ce qui n’apparaît pas. Les plans omis sont résumés ci-dessous :
- Un cortège de blessés entre sur la place pour se rendre à l’hôtel de ville. L’un d’eux dit à Gustavo :
BLESSÉ : (En passant) Avoir conquis le village pour finir ainsi…
- Plan de Gustavo qui regarde l’homme blessé.
- Un deuxième blessé commente : -Dans trois heures, nous aurons les Maures ici.
- Gustavo répond : Nos gens ont atteint la rivière.
- Gros plan sur le deuxième blessé : -Qu’est-ce que les camarades de la ville sont en train de faire ?
- La caméra suit le blessé et Gustavo qui dit : -Ils disent qu’ils arrivent.
- Aucune indication.
- Le dialogue se poursuit. Le blessé demande : -Avec de vrais fusils ? ce à quoi Gustavo répond : — En ville, il y a toujours des fusils.
- Plan moyen du cortège, de face, Gustavo entre dans l’hôtel de ville.
La coïncidence reprend au plan 12, où il est indiqué dans le script : INTÉRIEUR DE LA SALLE DE LA MAIRIE laissant place à la conversation de José, méfiant et pressé, avec le président. Pendant la conversation, un bref plan de Villefranche est inséré, dans lequel on voit deux blessés transportés sous les arcades de la Collégiale, sans aucun dialogue, un bref moment de ce qui aurait dû être.
Le film se poursuit en coïncidence totale avec le scénario, jusqu’à ce que, à la fin de la séquence, apparaisse un plan qui semble avoir été ajouté. Dans celui-ci, un jeune Troisième Paysan, à côté du Président, regarde par la fenêtre et dit : «les troupeaux courent devant les mitrailleuses des Maures». Bien que le scénario indique «troupeaux» (de vaches ou de taureaux), le film montre un troupeau de moutons, et ce n’est pas le président qui se tient à côté du troisième paysan. Ce plan a été tourné à Barcelone (voir les mêmes volets que dans le reste de la séquence), mais en ajoutant un troupeau déjà en France (ou en le prenant dans une archive), car il était impossible de l’avoir filmé dans l’atmosphère de pénurie et de faim des derniers mois de la guerre en Catalogne.
SÉQUENCE XIII : Dans le scénario, on peut lire le début suivant, omis dans le film :
- González et ses compagnons sortent de la voiture qui vient de s’arrêter (plan pris depuis la place). González, Pedro et Barca entrent dans la mairie. Foule autour de la voiture. Cris, questions. CRIS ET VOIX
- Vue générale de la salle. González et Pedro se tiennent là où se trouvait José.
Dans le montage, on ne voit qu’une seule voiture arriver (avec deux boîtes attachées aux garde-boues, sans doute de la dynamite). Puis suit le scénario :
PRESIDENT : Combien d’armes ?
Les personnages ne coïncident pas non plus, puisque sur l’écran, à l’intérieur de la mairie, on ne voit que González (et non Pedro ou Barca, comme l’indique le script).
Le dialogue entre le président et González se poursuit, coïncidant dans le scénario et dans le montage. Jusqu’à ce que des plans sans dialogue (9 et 10) sont omis au montage, dans lesquels on voit les paysans de Linás construire une barricade, à travers laquelle Gustavo et le Maestro se dépêchent de passer. Ils traversent la place (où une voiture évacue les blessés) et entrent dans la mairie.
Ensuite, la coïncidence entre le scénario et le montage suit bel et bien, presque exactement à l’exception de quelques mots du dialogue entre González, Gustavo et le Maestro. Un petit détail ne nous échappe pas : Barca n’apparaît à aucun moment (il apparaît bien dans la séquence suivante, dans le ramassage des ustensiles pour les remplir de dynamite).
Conclusion : le premier plan, avec l’arrivée de la voiture, a été tourné à Villefranche-de-Rouergue, montrant les arcades de la collégiale de Nutre Dame. Cependant, le plan suivant a été filmé à Barcelone (au Pueblo Español de Montjuic). Il y a peut-être deux raisons à cela : d’une part, José Telmo (l’acteur qui n’apparaît pas au générique, mais qui a joué le rôle de González comme nous l’avons analysé[iii]) n’est pas parti en exil, et peut-être pas non plus ceux qui ont joué les rôles de Gustavo et Maestro (acteurs inconnus), qui étaient présents lors du tournage à Barcelone et à Tarragone à la fin de l’année 1938.
SÉQUENCE XIV : Ici, le décor (une salle de la mairie, au rez-de-chaussée) indiqué dans le scénario ne coïncide plus avec ce que l’on voit effectivement dans le film : des galeries avec des arcades.
Ce détail a donné lieu à d’autres recherches qui paraîtront prochainement, et qui nous amènent à penser que le lieu correspond au stade de Montjuic, à l’époque rempli de réfugiés qui étaient arrivés à Barcelone en provenance de Malaga après la Desbandá[iv]. Il pourrait également s’agir d’un autre bâtiment des environs, aujourd’hui disparu.
Peut-être pour donner une unité à l’histoire, un plan éloigné est inclus au début (du même point que dans la séquence XII), de la place du Marché, avec une file de personnes apportant des conteneurs à remplir de dynamite. Le plan a été pris à Villefranche-de-Rouergue, au crépuscule (voir l’ombre qui s’allonge vers l’est), avant le premier plan de la séquence XII (ombre plus courte) ou un autre jour.
Ensuite, le film (après quelques voix et l’ordre de silence de Gonzalez, non compris) reprend le scénario, avec quelques expressions qui diffèrent, comme lorsqu’on apporte un coffre-fort : (Estupendo !, formidable !), qui, pour le transporter, dit » Búscame un carro de mano » (Trouve-moi un chariot à main), alors qu’il était indiqué » Encuéntrame dos bicicletas » (Trouve-moi deux bicyclettes).
La séquence se termine par un plan qui n’existe pas dans le scénario, tourné à Villefranche-de-Rouergue, avec un découpage invraisemblable, dans lequel, avec un chariot à main, quatre hommes et une femme (portant un manteau et des talons hauts) transportent plusieurs tonneaux (et non le coffre-fort, qui a été tourné à Barcelone). L’image (entrecoupée d’un autre plan de la Collégiale Notre-Dame), permet l’inclusion d’une voix off qui sert de raccord pour le film.
OFF : tant qu’ils arrivent là où sont les avions…
En résumé : trois séquences qui auraient théoriquement été faciles à tourner, en raison des circonstances épouvantables qui entouraient le film, ont dû être tournées à deux moments et dans deux lieux différents, en ajoutant des petits raccords et en laissant ce qui n’était pas à portée de main au moment du montage précipité, forcé par le désir de montrer le film au public français avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. Mais même cela n’a pas été possible en raison de l’interdiction d’exploitation commerciale décrétée par le gouvernement Daladier.
EN SAVOIR +: RODANDO EN EL PUEBLO ESPAÑOL
LE BAL DES GÉNÉRIQUES: LES ACTEURS
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[i] MALRAUX, André. Sierra de Teruel. (guion) Mecanografiado, con anotaciones de Max Aub. Fundación Max Aub. Ref: AMA. Sign.: C. 32-14
[ii] Paris, Les Grands Films Classiques.
[iii] https://www.visorhistoria.com/el-baile-de-los-creditos-actores-2/
[iv] https://www.visorhistoria.com/la-desbanda-y-la-escuadrilla-malraux-2/