Le samedi 1er octobre, l’équipe de tournage s’était donné rendez-vous pour un petit-déjeuner collectif à la Barceloneta, plus précisément dans les « muscleras » (mouleries) du port. Cela n’a pas été possible. L’image de désolation qui s’offrait à eux depuis le pied de la statue de Colomb les a fait renoncer à leur idée. Ils ont rebroussé chemin jusqu’à un bar quelconque des Ramblas.
« Quelle nuit ! » A commencé Aub, l’air endormi.
La stratégie de l’aviation rebelle était claire : déclencher de nombreuses alarmes, avec des bombardements sporadiques, en particulier dans la zone portuaire[i] . Ce jour-là, les sirènes ont retenti toute la nuit et jusqu’au petit matin. Les nerfs des citoyens étaient à vif. Cette fois-ci, ils n’ont pas réussi, mais quelques jours auparavant, ils avaient endommagé deux navires marchands anglais[ii] . Mais cela n’affectera pas l’attitude paisible des Britanniques à l’égard de la République.
—Quelle agitation, et en plus avec le changement d’heure[iii] . Cela affecte toujours le sommeil.
—Une heure de vie supplémentaire que nous offre le gouvernement, —commente Max, brandissant un exemplaire de La Vanguardia un peu en retard—. Negrín dort peu. Ah ! Et au fait, les Cortes ont approuvé son œuvre par acclamation. Cela va peut-être nous retarder encore plus. Et avec des gens à moitié endormis et les prix des théâtres augmentés de 36 %, qui se souciera des scènes ?
Les sandwichs étaient immangeables. Le pain était dur, le fromage insipide, il n’y avait pas grand-chose d’autre. Le vin était aigre. Après quelques commentaires banals sur la difficulté à trouver le sommeil, André se lève :
—Je n’en peux plus ! Je rentre à l’hôtel, Josette m’attend. Je vais voir comment va son pied. Je crains qu’elle ne puisse pas venir à Montserrat.
— Je t’accompagne.
Max et André remontent les Ramblas. Les autres préfèrent finir leur sandwich exécrable pour ensuite faire un tour dans la vieille ville.
Max Aub arrête un instant son ami en le saisissant par le bras.
— André, j’ai une excellente nouvelle. Je voulais te l’annoncer à l’heure du café, mais le petit-déjeuner a été gâché. J’ai Lado !
Devant le regard interrogateur du Français, il ajoute :
— Oui, José María Lado[iv] . Un acteur compétent, capable de nombreux registres. Il sera le José parfait. Il est allé au Conseil du Théâtre avant-hier.
—Bien.
Il connaissait la réponse de Malraux, alors il sortit la deuxième nouvelle :
—Et une autre, à deux volets : nous pouvons tourner à Collbató. J’ai parlé à l’état-major et ils nous laissent des soldats. Il faudra aller à Montserrat pour voir ceux qui se rétablissent là-bas[v] . Le monastère est rempli de blessés, nous aurons du mal à loger tous ceux qu’on nous a promis. Mais il y a peut-être là-bas un bon contingent en état de descendre à Collbató et de faire les figurants.
— Et vous me le dites maintenant ? Y a-t-il assez de pellicule ?
— Page m’a dit que oui, au moins pour cette séquence finale. De plus, il est possible que nous en recevions davantage en milieu de semaine.
La semaine du 1er octobre est retenue pour le tournage. Le 12 octobre, Josette dit à Chantal : « Nous tournons la descente de la montagne à Montserrat. On nous avait prêté le monastère, qui comptait 1 700 lits, pour accueillir 2 500 figurants. Mais des blessés sont arrivés et ont occupé les lits. Les soldats campent donc à Collbató… Il a fait un temps magnifique ces derniers jours. » (CHANTAL (1976) : 117).
— Alors, il n’y a pas de temps à perdre. Je vais demain matin à Montserrat pour coordonner tout ça. Voyons voir ce qu’ils peuvent nous laisser. Occupez-vous des acteurs. N’oublie pas : il faut ceux qui jouent le commandant (Santpere), Schreiner (Codina) et aussi les autres membres de l’équipage de Muñoz. Et dites à Page et Thomas de préparer le matériel pour les monter mardi à la première heure.
— Pour le personnage de Muñoz, je vois ça d’un mauvais œil. Mejuto est de plus en plus occupé. Je crains que l’armée ne le réclame à nouveau.
—Eh bien, cet après-midi même, nous vérifierons quelles séquences il nous reste à tourner avec lui. C’est indispensable.
—D’emblée, je dirais qu’il est indispensable qu’on le voie à l’intérieur de l’avion. Il peut s’agir de moments isolés, à condition que les autres acteurs soient présents. Nous avons bien fait de tourner celles du bureau de Peña et celles des aviateurs réunis dans leur dortoir.
Face à l’agitation qui règne, prévoyant que son séjour à Montserrat va lui prendre tout son temps, Aub se rendra rue Pelayo, au siège de La Vanguardia, pour parler à María Luz Morales, sa ancienne directrice, afin qu’elle l’aide à trouver quelques acteurs secondaires pour la séquence clé. Elle dira, en avançant le résultat du tournage à Collbató[vi] : « La beauté atteinte par ces images, leur pathétique poignant, culmine dans la séquence finale, qui a été appelée « descente de la montagne ». Les moyens escomptés n’ont pas été obtenus pour sa réalisation et, pourtant, c’est peut-être sa sobriété, presque hiératique, qui la rend si émouvante. Il s’agit d’un cortège funèbre étrange et pathétique ».

Lundi 3. Malraux, accompagné d’une Josette boiteuse, de Page, du caméraman Thomas et de Denis Marion, est parti à l’aube vers le monastère. Le Belge a laissé entendre que sa collaboration serait peut-être plus efficace s’il s’installait à Paris. André n’a pas voulu lui reprocher sa peur, les bombardements, la faim, les éternelles lentilles, même si les colis envoyés par l’amie de Josette permettent de faire quelques exceptions de temps en temps. Nous en parlerons calmement, a coupé court le réalisateur. Il s’inquiète des défections. Paule, la femme de Thomas, a également manifesté son intérêt pour quitter Barcelone, de plus en plus souvent bombardée.
Ils ont été bien accueillis. Le directeur de la clinique Z, le docteur Josep Riu, le délégué de la Generalitat, M. Carles Gerhard[vii] , et le commissaire politique, Federico Muñoz[viii] . Tout d’abord, comme le veut le protocole, une visite au monastère. L’ancien couvent, dont le réfectoire sera transformé en salle d’opération en raison de l’afflux de blessés provenant de l’Èbre ; le cloître, la basilique et sa bibliothèque très active[ix] , dirigée par un ami d’Aub : Manolo Altolaguirre, qui a demandé de ses nouvelles. Puis, s’adressant à Malraux, il s’intéresse à la possibilité de compter pour le tournage sur un de ses amis, maintenant mobilisé mais en poste à Barcelone : un poète galicien qui était en contact

avec la crème de la poésie espagnole : García Lorca, Aleixandre et, en particulier, Cernuda. Nous verrons, répond le Français avec désinvolture. Cependant, Serafín F. Ferro[x] finira par interpréter le petit rôle de Saïdi dans la séquence XXVI, qui sera tournée dès la fin de la XXXIX à Montserrat, étant donné la nécessité de compter sur André Mejuto, qui risque d’être incorporé dans la milice active. Cependant, finalement, et même si le capitaine Muñoz (Mejuto) est celui qui, selon le scénario, pilote l’avion accidenté, il n’apparaîtra dans aucun plan de la séquence qui doit être tournée à Collbató et la montagne de Montserrat.
Ils ont également salué deux artistes hébergés là depuis des mois : le peintre Anglada Camarasa et le sculpteur Viladomat. Malraux fait l’éloge, de manière protocolaire, du travail des deux artistes. Des approches différentes[xi] pour des œuvres méticuleuses.
Devant le monastère, plusieurs bâtiments abritent la clinique Z[xii] , dédiée depuis quelques mois à la convalescence et au renforcement physique des blessés du front. Il y a beaucoup d’activité. Ils montent sur le toit du plus grand bâtiment, où se trouve même un vélodrome.
On leur dit qu’il n’y a pas que dans l’enceinte monastique qu’il y a des blessés. Sur la même montagne, il y a des cantonnements sanitaires à Santa Cecilia et à la Colonia Puig.
Première déception. Des blessés viennent d’arriver, la plupart de la bataille de l’Èbre, et remplissent toutes les dépendances ; il n’y a pas de place pour accueillir les soldats venant de Barcelone. Il y a actuellement plus de 1 800 personnes hospitalisées[xiii] .
Tout en buvant un succédané de café, le réalisateur leur explique qu’il s’agit de la séquence culminante du film : des aviateurs dont l’appareil a été abattu sont secourus par les paysans de la région. Il doit représenter ce qui se passe dans la région montagneuse du Jabalambre, à Valdelinares, mais son plus proche collaborateur, l’ami d’Altolaguirre aujourd’hui absent, lui a dit qu’il existe dans le village de Collbató un sentier qui mène à une grotte très connue, qui pourrait faire l’affaire[xiv] . De retour à Barcelone, au pied de la montagne, ils décident de passer par là pour voir les lieux de tournage. Gerhard a fait remarquer qu’ils pourraient peut-être laisser quelques soldats en phase finale de convalescence. Descendre à Collbató, à une heure et demie de marche, et revenir à la tombée de la nuit sera le meilleur entraînement. Peut-être une centaine ou un peu plus. Mais, fait remarquer le délégué de la Generalitat, homme de grande culture, je ne sais pas si cela sera crédible de voir autant de jeunes. Il n’y en a plus dans les villages, ils sont au front.

— Mais nous avons les habitants de Collbató, et si vous me pressez, ceux de Monistrol, Marganell ou d’autres villages voisins — a-t-il insisté.
— Oui, si c’est aussi bien qu’on nous l’a dit, nous pourrions commencer dès demain à transporter le matériel de tournage.
— Je descends avec vous — a ajouté le docteur Riu —. Ma femme est originaire de Collbató, et mes parents y sont également réfugiés[xv] . Je vous présenterai des gens. Je suis sûr qu’ils seront ravis de collaborer à une cause aussi juste et nécessaire.
Et c’est ce qu’ils font. Isabel, la femme du docteur, les accompagne dans différentes maisons. Oui, bien sûr, leur ont-ils répondu. Ils pourront au moins héberger les acteurs principaux et quelques techniciens. Et lorsqu’il s’agira de monter le cortège qui accompagnera les aviateurs, ils pourront compter sur eux. Quelle joie !
Un bref détour par le chemin sinueux menant aux grottes du Salitre et une vue panoramique depuis le belvédère du village les ont définitivement convaincus que c’était l’endroit idéal pour tourner cette séquence.
Ils sont revenus à Barcelone pleins d’énergie. Max les attend à l’hôtel.
—Santpere est prêt. Je lui ai dit qu’il devrait rester quatre ou cinq jours à Collbató et il a accepté. Codina aussi, même si nous n’avons pas besoin de lui aussi longtemps. De plus, María Luz a fait du bon travail avec les seconds rôles. Celui qui joue Pujol viendra aussi. Avez-vous trouvé les figurants ?
—Une centaine dans le village. De plus, certains blessés en convalescence pourront descendre du monastère si nécessaire. Et l’armée ?
— Mercredi, ils peuvent prendre un train tôt le matin. Je leur ai dit que nous aurions besoin d’eux pendant trois jours. Ça suffira, n’est-ce pas ?
Il passe sous silence le risque que le déplacement d’autant de personnes, environ deux mille, soit détecté par l’aviation rebelle. Il a éludé la question en disant qu’ils seraient hébergés dans les maisons du village, mais en réalité, ils devront se réfugier dans des granges et des greniers dans la mesure du possible[xvi] .et si nécessaire, ils camperont sous les oliviers des environs.
Bien que la plupart des ouvrages qui traitent du sujet mentionnent la mise à disposition de 2 500 soldats comme figurants pour le tournage de Sierra de Teruel, il est difficile d’imaginer que, alors que la bataille de l’Èbre tournait à l’avantage des rebelles, la République ait fait un tel sacrifice, même s’il s’agissait d’unités en formation. C’est pourquoi, sans fondement documentaire, nous introduisons ici la possibilité qu’au moins quelques-uns provenaient de la clinique Z qui traitait les cas où, étant presque rétablis, ils avaient besoin d’un processus de récupération et de renforcement (RIU PORTA (1979) : 8)
—Je l’espère. Ne perdons pas de temps. Demain, toute l’équipe doit être à Collbató. Nous partirons chaque jour à l’aube. Nous y serons avant 8 heures. Il faut profiter au maximum des heures de lumière.
— Je suggère que vous y alliez demain soir. Vous êtes nombreux et il vaut mieux passer inaperçus.
André est ravi. Que, en pleine bataille de l’Èbre, au point mort depuis deux mois, la République lui cède deux mille soldats pour tourner un film montre l’importance accordée à son projet. C’est ce qu’il dit à l’équipe de tournage.
— Profitons du moment. La signature de l’accord de Munich et le retrait des milliers d’internationaux annoncé par Negrín à l’Assemblée des Nations[xvii] peuvent marquer un tournant. Je ne veux pas être pessimiste — précise Aub, pour une fois prudent —, mais une telle occasion ne se représentera peut-être pas. Avec des figurants locaux, nous n’obtiendrons jamais l’effet recherché.
Marion ajoute :
« Ce lâche de Chamberlain est en train de vendre la Tchécoslovaquie, et par ricochet l’Espagne, à Hitler[xviii] .
— Ne perdons pas plus de temps – d’un geste de la main, Malraux fait signe aux assistants de se retirer – demain, toute l’équipe de tournage sera là-bas. Aub, accompagnez-les et restez là-bas. S’il manque quelque chose, prévenez-moi par téléphone et nous l’apporterons mercredi à l’aube. Nous ne pouvons pas perdre une seconde. Allez, maintenant, reposez-vous.
Mardi matin, un camion transportant les caméras, les projecteurs, un trépied et des rails de travelling, ainsi qu’un cercueil et une mitrailleuse hors d’usage qui leur ont été laissés, part pour Collbató. Aub consacrera quelques heures à interviewer et photographier des personnes âgées qui pourraient servir à filmer des moments d’ambiance. Avec Page, Thomas et Berenguer, ils parcourront plusieurs fois le chemin des grottes, planifiant déjà les emplacements de la caméra. Grâce aux indications d’un habitant, ils ont vu, près de l’entrée de la grotte, dans le « passage des pieux »[xix] , un escalier en pierre, à moitié caché dans les broussailles, dans lequel Max a déjà vu descendre un blessé. Malraux parlera plus tard d’une « descente de croix » à la manière du Tintoret[xx] .
La nuit, il n’y dormira pas à Collbató. Arrivés à pied depuis la gare thermale de La Puda[xxi] , les soldats prêtés[xxii] ont dû être répartis entre des granges et des hangars ou quelques tentes camouflées parmi les arbres. L’équipe de tournage, Aub et deux lieutenants commandant la troupe ont été logés chez des voisins.
Le mercredi 5 octobre au petit matin, Malraux et Josette sont arrivés. Le premier a décidé de commencer par une prise de vue depuis le belvédère du village, avec un grand plan d’ensemble sur toute la montagne de Montserrat. Aub a réparti le cortège des soldats le long du chemin sinueux. Compte tenu de la distance, il n’a pas été nécessaire de déplacer les habitants. Cela leur a pris toute la journée, mais le jeu en valait la chandelle. Ils ont fait deux prises pour plus de sécurité. Depuis la périphérie de Collbató, ils ont filmé le début du cortège, puis, en travelling, l’ensemble zigzaguant, jusqu’à ce qu’il soit encadré par la montagne. Malraux voit déjà à l’écran le Z prémonitoire, la fin du cauchemar qui, suivi d’un vol d’avions républicains, précédera le mot « fin ». Il ignore, ou ne veut pas reconnaître, que l’image des avions sera évitée lors du montage définitif, une fois la guerre perdue.
Le soir, épuisé, Max Aub partage la table d’une famille de Collbató, Denis Marion et les deux officiers de la troupe, Manuel et Paco[xxiii] . L’écrivain a dû se rendre à Castelló d’Empuries pour quelques heures, afin d’assister à l’inauguration du « Théâtre de l’hospitalisé », dans la clinique numéro 9[xxiv] . Un modeste plat de blettes bouillies avec des pommes de terre et un morceau de saucisse accompagné d’une tomate frite. L’acidité du vin empêche une consommation excessive. Une tranche de pain à la main, Max commente :
« Excellent pain ! Pas comme celui des fascistes qu’ils ont largué sur Barcelone le jour où nous avons visité la caserne de Bruch[xxv] .
— Les bombardements sont de plus en plus fréquents. Si nous ne tenons pas dans l’Èbre, ce sera un désastre — ajoute Marion, sous le regard critique des militaires.
— On tient bon à l’Èbre, et comment ! Je suis revenu de là-bas il y a deux semaines. Ces falaises de la Terra Alta sont imprenables — commente l’un des officiers.
—Mais sans les internationaux…
— Oui, bien sûr, ce sera une perte sensible — répond Manuel. Mais pas autant qu’il n’y paraît. Ils sont déjà beaucoup moins nombreux, malheureusement il y a eu de nombreuses pertes. Il y a maintenant des compagnies entières qui ne sont plus composées que d’Espagnols. Regardez la XVe Brigade, commandée par Valledor, un Espagnol[xxvi] . La plupart sont d’ici. Et seuls les étrangers partiront.
— Et pas tous — rectifie Paco. Beaucoup veulent rester. Qui sait comment ils seraient accueillis dans leur pays.
— Le retrait de certaines troupes italiennes n’aura pas beaucoup d’influence[xxvii] . C’est l’image internationale que recherche Negrín.
Aub cherche une image globale de la situation qui puisse apaiser les incendies qui secouent quotidiennement son travail. Les propriétaires de la maison les regardent avec un mélange d’admiration et d’inquiétude. Selon l’issue de la guerre, le fait de les avoir hébergés pourrait leur causer des problèmes. La dame sort des fruits secs et commence à les distribuer. Son geste brusque invite les gens à interrompre leurs discussions politico-militaires. Le cliquetis du casse-noisettes apaise l’inquiétude.
Le lendemain, un coup de cornet les réveille. Les soldats vaquent à leurs occupations. On leur distribue une tasse d’un liquide noirâtre et un gros morceau de pain, tandis que la voiture avec un Malraux aux yeux cernés arrive par la route d’Olesa. Josette dira à son amie Chantal[xxviii] : « Les soldats campent à Collbató. Pour nous, le réveil sonne à 5 h 30 du matin. Nous restons dans la montagne de 7 h du matin à 5 h 30 de l’après-midi, sans manger pour ne pas perdre une minute de lumière ». Les bombardements intenses qui ont eu lieu à Barcelone pendant la nuit[xxix] les ont empêchés de dormir, même si l’hôtel Ritz n’est pas situé dans la zone proche du port habituellement attaquée.
[xxx]À son arrivée, Page l’informe que Thomas et Berenguer sont déjà en haut du chemin (point A sur la carte) avec la caméra. Le plan général étant déjà tourné, on passe maintenant aux autres plans du même type qui nécessitent également un grand nombre de figurants. Dès qu’ils les auront obtenus, les soldats prêtés pourront retourner à Barcelone ; seuls quelques-uns resteront, qui, complétés par ceux pouvant venir de la clinique Z et des habitants de Collbató, permettront de terminer l’intégralité de la séquence XXXIX.
En route vers les grottes du Salitre. Lieux de tournage possibles.
Ils ont laissé de côté la descente de deux blessés par le « passage des pieux » et se concentrent sur la foule. Pendant qu’ils installent la caméra sur un trépied, Aub s’égosille avec les soldats et les quelques habitants de Collbató qui, pour l’instant, ont déjà décidé de se joindre à eux. « Tout le monde au cortège », crie-t-il avec son R guttural caractéristique[xxxi] . Il leur faut plus d’une heure pour monter le cortège. Trop espacés, trop serrés, un rythme trop lent ou trop rapide. Ils ont répété pendant plus d’une heure les premiers pas de la descente. Aub, qui monte et descend, est désespéré. Finalement, il monte jusqu’à la caméra et dit à Thomas et Page que tout est prêt. Avec un soupir, André acquiesce et le Valencien prend un mégaphone et hurle :
« Quand je dirai « action », commencez à descendre le cortège. Suivez exactement les instructions que je vous donnerai. »
Ils commencent à descendre. Thomas ne filme pas. Il se méfie de la foule. La pellicule vierge est un bien précieux qu’il faut économiser. Au bout de quelques minutes, il dit à Malraux : « Bien. Qu’ils remontent ».
Aub leur indique de le faire. Encore une demi-heure pour recomposer le cadre.
Il est presque midi lorsqu’ils commencent réellement à filmer. À peine vingt secondes de plan général, avec le cortège prenant le premier virage de la descente.
Malraux regarde le ciel : il semble qu’il restera serein, à l’exception de quelques nuages élevés qui ne l’inquiètent pas. Il dit à son assistant :
—Tout le monde reste en place. Nous allons descendre la caméra au prochain virage.
Max regarde sa montre.
—Mieux vaut les envoyer manger. Ils n’ont mangé qu’un peu de pain tôt ce matin. Ils seront de meilleure humeur en début d’après-midi.
—Qu’ils y aillent donc. Nous restons ici pour installer la caméra sur le tronçon suivant. Nous devons suivre le cortège sans perdre de vue sa grandeur. Allez, Max, dites-leur.
Ils ne mangeront pas. Josette, qui, à cause de sa boiterie, les attend au village en prenant le soleil, dira plus tard [xxxii] : « Il a fait un temps magnifique ces derniers jours, j’ai les bras noirs, le visage ridé et brûlé… Les premiers jours, nous avons gaspillé, de 13 h à 15 h, le meilleur moment de soleil, car tout le monde s’affairait, sans assiette ni cuillère, autour d’un tonneau de lentilles apporté de Barcelone ».
Il en sera ainsi. L’après-midi, il faut reconstituer le cortège. Le trajet n’est pas très long et se trouve près de Collbató, à un peu plus d’un kilomètre tout au plus. Mais il n’est pas facile de déplacer une foule hétérogène qui n’est pas habituée au monde du cinéma. Finalement, ils pourront tourner vingt secondes supplémentaires de la deuxième partie de la descente.
À la tombée de la nuit, Malraux et Josette rentrent à Barcelone. Le lendemain, ils retrouveront Santpere, Codina et quelques autres acteurs, et les emmèneront à Collbató dans une camionnette. Ils se taisent. Ils sont épuisés. Et le défi ne fait que commencer.
EN SAVOIR + :
CLINIQUE A : Hôpital militaire de Montserrat (A. Rius)
SÉQUENCE XXXIX – OÙ ET COMMENT A ÉTÉ TOURNÉE![]()
NOTES:
[i] ALBERTÍ (2004) : 295.
[ii] La Vanguardia, 2 octobre 1938, pages 3-4 et 5 pour les différentes informations.
[iii] Les horaires des deux camps ne coïncidaient pas toujours. En 1938, le gouvernement de la République a même avancé l’heure d’hiver d’une heure, une première en Espagne, ce qui a accru la confusion des horaires dans la péninsule (https://astronomia.ign.es/rknowsys-theme/images/webAstro/paginas/documentos/Anuario/lahoraoficialenespana.pdf
[iv] https://www.visorhistoria.com/secuencia-xii-2-jose/
[v] https://www.visorhistoria.com/clinica-z-a-montserrat-1936-1939/
[vi] MORALES, María Luz (2019) Alguien a quien conocí. Séville, Editorial Renacimiento. Page 258.
[vii] GERHARD, Carles (1982) Comissari de la Generalitat a Montserrat (1936-1939). Montserrat, PAM.
[viii] RIU i PORTA, Josep (1979). Hospital militar a Montserrat (1938-1939). Montserrat, PAM. Page 41.
[ix] RIUS i BOU, Àngels (2023). Imprimerie et bibliothèque à l’hôpital militaire de Montserrat (1936-1939). Montserrat, PAM.
[x] https://www.visorhistoria.com/el-deseo-truncado-serafin/
[xi] Anglada Camarasa peut être classé dans le courant moderniste, tandis que Viladomat faisait partie du courant réaliste qui s’opposait au premier, avec Rebull ou Granyer.
[xii] Image dans RIUS i BOU (2023)
[xiii] RIU i PORTA (1979) : 28.
[xiv] https://www.visorhistoria.com/les-coves-del-salitre-i-sierra-de-teruel/
[xv] RIU i PORTA (1979) : 7
[xvi] Informations fournies par Laureano Solá, habitant de Collbató, dans le reportage : « 7 mois de tournage » (Felip Solé, 2004) diffusé dans l’émission Tarasca, de RTVE de Catalogne. D’autres témoignages, notamment celui d’Elvira Farreras, seront utilisés tout au long de ce chapitre.
[xvii] La Vanguardia, 1.10.1938. Page 3.
[xviii] Voir le reportage de British Pathé sur la rencontre entre les deux dirigeants. https://www.britishpathe.com/asset/151114/
[xix] https://www.visorhistoria.com/las-cuevas-del-salitre-y-sierra-de-teruel/
[xx] TODD (2001) : 301
[xxi] Entretien cité avec Laureano Solá.
[xxii] En l’absence d’informations à ce sujet, on peut supposer qu’il s’agissait de membres des renforts appelés sous les drapeaux le 12 septembre, qui n’avaient pas eu le temps de recevoir une formation suffisante pour entrer en combat. https://www.griegc.com/2020/06/01/cronologia-sobre-la-movilizacion-de-quintas-en-la-zona-republicana/
[xxiii] Noms fictifs. Aucune information n’est disponible sur le détachement, et encore moins sur son commandement.
[xxiv] La Vanguardia, 6.10.1938. Page 3. Pour plus d’informations : https://cecbanyoles.cat/wp-content/uploads/2023/05/QUADERN-41-HOSPITALSDGUERRA_22.pdf
[xxv] ALBERTI (2004) : 294. Non mentionné dans la presse républicaine, mais bien dans la presse franquiste.
[xxvi] THOMAS, Hugh (1978). La guerre civile espagnole. II. Barcelone, Ed. Grijalbo. Page 914
[xxvii] La Vanguardia, 15.10.1038. P. 6. Indique : ils ont quitté Cadix pour l’Italie avec un contingent de soldats italiens rapatriés. Il s’agit pour la plupart de mutilés de guerre, de blessés et de malades.
[xxviii] CHANTAL (1976) :117.
[xxix] ALBERTÍ (2004) : 196
[xxx] https://www.visorhistoria.com/secuencia-xxxix-localizaciones/
[xxxi] Déclarations d’Elvira Farreras. 7 mois de tournage. RTVE Catalogne.
[xxxii] CHANTAL (1976) : 117.
4.3.2.