2.- MARS 1937 – JUIN 1938 : L’internationalisation.
INDEX
2.- MARS 1937 – JUIN 1938 : L’internationalisation.
2.1.- AMÉRIQUE, AMÉRIQUE.
Le Havre, fin février 1937.
Je constate qu’il y a une certaine divergence entre les historiens, quant aux dates du voyage à raconter. Selon Lacouture[i], Malraux arrive aux États-Unis début mars. Cela correspondrait au retard dû à l’obtention de son visa d’entrée. Ainsi, l’un de ses discours les plus importants, celui prononcé lors du banquet offert par The Nation, a dû être reporté au 13 mars. Cependant, selon l’annexe détaillée de Thornberry[ii], ce discours, «Forging Man’s Fate in Spain» a eu lieu le 26 février, alors qu’aucune activité n’est mentionnée le 13. Pour ce récit, nous nous référerons à celui de Lacouture, car selon Publisher’s Weekly[iii] : André Malraux was Unable to be in New York on February 26 to be guest of honor at a dinner sponsored by The Nation…
Depuis une trappe de troisième classe, deux jolies femmes regardent l’arrivée des passagers de première classe. Les complices sourient. Elles se chuchotent des commentaires à l’oreille, bien qu’il n’y ait personne autour. Josette est pléthorique : Malraux l’emmène avec lui. Et non à une rencontre clandestine sur une guinguette au bord de la Marne, ni à l’hôtel du Louvre où, il y a quelques jours, il la regardait tout en lui montrant les modèles de Lanvin qu’elle porterait aux États-Unis. Maintenant c’est du sérieux : un voyage de plus d’un mois, dans un pays qu’elle ne connaît pas, où elle va côtoyer
la crème des intellectuels de gauche et surtout avec des acteurs d’Hollywood. Soudain, elle est brusquement ébranlée, et son amie Suzanne Chantal s’en aperçoit[iv]
André arrive, entouré de seigneurs huppés et, accrochée à son bras, Clara Malraux. Il distribue des sourires, ramasse des commandes et des recommandations, serre les mains. Il est impatient de monter à bord du paquebot S/S Paris, qui a déjà fait sonner sa première sirène annonçant la sortie imminente. Ils ont dû retarder leur départ de quelques jours en raison du refus de l’ambassade américaine de délivrer un visa à un dangereux activiste qui soutient le communisme international. À la fin, son André a réussi, mais cela l’obligera à parler plus d’ambulances que d’avions, de médecins que de brigades internationales. En revanche, déjà à Toronto, il va dire au journaliste Edward Knowles du Toronto Star, que lui demande les personnages qui selon lui représentent le mieux l’idéal démocratique[v]: Il y en a trois : Staline, Blum et Roosevelt. Et puis, interrogé sur le nombre de brigadistes internationaux dans la guerre : « Ils sont environ 15000, bien que 60% sont morts ou blessés.
D’une luxueuse voiture, Raymond Maréchal s’occupe de prendre quelques valises qu’il remet à un porteur. Josette ne connaît pas la plupart des personnes présentes, bien qu’elle ait l’intuition qu’elles doivent être membres du ministère de l’Air de Pierre Cot, ou du gouvernement républicain espagnol, pour lequel son amour va recueillir des fonds et, comme il le souligne toujours, soutien moral et politique. Clara ne le lâche pas. Josette les regarde avec une certaine appréhension, même si elle sait qu’elle l’aura pour elle seule tout au long du voyage.
Deux approches différentes d’un homme qui construit son propre mythe. Clara, la compagne d’aventure, l’harmonie dans les approches politiques, et aussi l’introduction dans une société élitiste, fermée aux arrivistes. Josette, le repos du guerrier, l’intimité, la certitude d’être adoré, le calme nécessaire en plein tremblement de terre mondial, avec le fascisme se répandant partout, agitant sans cesse la conscience de l’intellectuel qui a besoin d’action, au-delà des présupposés théoriques.
Il l’a dit et répété deux semaines auparavant au meeting de la Mutualité, assis entre André Gide et Julien Benda. Organisé par l’Alliance Internationale des Écrivains, il avait été un succès total du public, dans une tentative de faire pression sur le gouvernement français qui maintient sa non-intervention scandaleuse. Cependant, la présidence de Léon Blum chancelle, (elle tiendra jusqu’en juin), mais elle n’est pas en mesure de faire face à une crise comme celle qu’entraînerait une modification dans l’accord pris en août de l’année précédente. La presse de droite est impitoyable aussi avec André Malraux. François Mauriac dira dans L’Echo de Paris, à la suite de son discours du 1er : « Sur un fond rougeâtre, le pâle Malraux s’offre, Hiératique, aux ovations… Les images qu’il invente, au lieu de réchauffer son discours, le figent : elles sont trop compliquées, on remarque l’homme de lettres… Le point faible de Malraux est son mépris pour l’homme »[vi]. Brassilach, dans Je suis partout, lui reproche d’avoir mentionné dans son parlement le correspondant de France-Soir, Louis Delapré, tué lors de l’attaque de son avion par des chasseurs républicains (ce qui n’est pas prouvé), André étant l’un des chefs de l’aviation. Au contraire, Armand Petitjean reconnaît que « Monsieur Malraux, bien que je n’aie pas de sympathie particulière pour vous, depuis que vous vous êtes mis à parler, non pas à ceux qui étaient dans la salle, mais à ceux qui sont dans les tranchées, m’a donné une idée de la grandeur humaine »[vii].
Dans l’acte, non seulement Malraux a parlé, mais aussi Rafael Alberti, Maria Teresa León, Louis Aragon et Max Aub. Ce dernier n’en avait pas l’intention, Malraux lui-même l’ayant convaincu. Tout en prononçant ses paroles enflammées, dans son riche français, il ne savait pas que cet événement lui causerait de grands préjudices. Son discours, improvisé, ferait partie de la fiche de police qui le fera passer comme un « communiste » (ce qu’il n’a jamais été) dangereux et d’action. Pendant l’occupation de la France, cette image et aussi une dénonciation anonyme
à l’ambassade franquiste de José Félix de Lequerica, le mèneront à plusieurs camps de concentration[viii].
Quelques jours après le rassemblement de la Mutualité, Max Aub avait fait ses adieux à André. Il ne pouvait pas aller au Havre, il achevait déjà les préparatifs pour que sa femme Peua et ses filles aillent à Paris; Il avait trouvé un appartement lumineux sur le boulevard Souchet. En outre, les préparatifs de
l’Exposition internationale, les premiers contacts avec Picasso et Sert et, quand il le pouvait, sa passion pour le théâtre le remplissaient tout le temps disponible. Il y avait déjà en cours la représentation de Numancia de Cervantes, avec mise en scène de Jean Louis Barrault… Non, il ne peut pas l’accompagner au Havre, mais il est certain que son voyage aux États-Unis serait un succès, non seulement économique, mais aussi politique et diplomatique.
Josette a dit au revoir à sa grande amie, Suzanne Chantal à Southampton. Ils ont fêté ça avec André au bar de la première classe. Désormais, ils sont un couple d’amoureux qui partent vers le Nouveau Monde pour faire connaître la situation en Espagne, et demander de l’aide pour un gouvernement légitime assiégé par des insurgés soutenus par les forces nazies et fascistes, malgré un accord honteux de non-intervention. Les États-Unis ne l’avaient pas signé, mais leur Neutrality Act[ix], daté d’août 1935, et avec une correction en février 1936 (ajoutant l’interdiction de crédit aux belligérants) à la suite de l’invasion italienne de l’Éthiopie (laissant cette dernière à la merci de la puissante armée fasciste), établissait un blocus de facto sur les approvisionnements à la République, tandis qu’en sous-main, certaines compagnies pétrolières approvisionnaient au camp franquiste.
Le voyage est agréable, plein d’espoir. À la demande de Josette pour qu’André consigne par écrit ses expériences en Espagne, celui-ci lui confirme qu’il a parlé à Gallimard ; que dès qu’il aura une minute de calme, commencera à les écrire, qu’il a déjà quelques notes non seulement d’expériences propres mais aussi d’événements qu’on lui a racontés. L’Espoir commence à prendre forme.
À son arrivée, en compagnie de représentants de l’ambassade d’Espagne, des membres de la revue The Nation viendront l’accueillir et lui offriront un banquet de bienvenue à l’hôtel Roosevelt, qui avait été prévu pour le 26 février. Là, André racontera des expériences de l’Escadrille, impressionnant le public avec des exemples de solidarité héroïque. Josette, qui s’est assise à côté de lui à la table, l’écoute enchantée, tout comme l’assistance prédisposée formée par les plus importants de la politique et des arts de tendance progressiste.
Dès le début, Malraux a essayé d’obtenir une interview au plus haut niveau. Quelques minutes avec Roosevelt feraient le tour du monde, ce serait le soutien de tous ses efforts. Il n’y parviendra pas. C’est ce qu’il apprend le 3 mars, alors qu’il arrive à Washington pour une conférence organisée par l’American League against War and Fascism. La salle de l’hôtel Williard est bondée. Il évoque sur ses souvenirs de la guerre, répète ce[x] qui a été dit à Chiva, lors de l’enterrement de Jean Belaïdi : «En suivant les brancards des blessés, j’ai remarqué qu’il se passe quelque chose d’inédit depuis la Révolution française : la guerre civile mondiale a commencé«.
André pense que peut-être avec l’aide d’Ernest Hemingway, il obtiendra une audience présidentielle, ou du moins de la première dame, Eleanor Roosevelt, mais il est informé que l’écrivain est déjà à Paris avant de son voyage en Espagne. Ils lui font également part de leur intention de tourner un film de soutien à la République, pour lequel la société de production Contemporary Historians[xi] a déjà été créé. Malgré ce revers, son séjour à Washington est aussi un succès comme il l’était à New York. Après quelques jours, le 6 mars, il donne l’une des conférences les plus significatives au New Lecture Hall de de l’Université de Harward : « The facist Threat to Culture ». La semaine suivante, de retour à New York, deux nouvelles conférences : le 11 au Meca Temple Auditorium, organisé par le North American Committee to Aid Spanish Democracy, et le 16, à l’Hôtel Pennsylvania par l’American Friends of Spanish Democracy, plus celle de l’hôtel Roosevelt. Des organisations de gauche qui, malgré l’opposition d’une grande partie des dirigeants américains, s’efforcent de collecter des fonds, d’acheter et d’envoyer des ambulances, des médicaments et, en cachette, de soutenir les volontaires qui rejoignent les Brigades internationales.
Mais la véritable obsession d’André, c’est la côte Ouest. À Hollywood, les 22 et 23 mars, il donnera deux conférences au Hollywood Roosevelt et au Srine Auditorium. Josette hallucine avec les stars du cinéma qui viennent aux rendez-vous, ce qui la compense des longues périodes qu’elle reste seule, à l’hôtel ou en visite en ville, pour lesquelles elle a toujours un volontaire, ébloui par la blonde française qui accompagne le célèbre écrivain. Elle voudrait saluer Joan Crawford, avoir devant les mythes qui apparaissent dans les magazines de Paris. Il ne pourra pas, mais elle rencontrera Edward G. Robinson et Boris Karloff, le célèbre interprète de Frankenstein qui lui avouera que « Malraux, lui, fait peur ». Dans l’un des rares moments de détente, ils ont visité le désert. Là, la superstitieuse Josette a acheté quelques petites images de dieux des Indiens Hopi, qui deviendront ses fétiches. L’histoire prouvera son pouvoir inexistant[xii].
La tournée est un succès. Le 23 mars, le journal Ce Soir rapporte que, rien qu’à Hollywood, plus d’un quart de million de dollars ont été récoltés, ce qui permettra d’acheter du matériel médical. De plus, un autre fruit est en train de germer. Le contact avec le monde du cinéma fait prendre conscience à Malraux de l’importance du septième art en tant que formateur de l’opinion publique. C’est précisément ce dont la République a besoin. Ce ne seront pas les membres du Congrès, ni même le soutien de certains intellectuels, mais le public qui pourra forcer le président Roosevelt à changer le cours de la guerre avec leur aide.
Le dîner est un succès. Josette, radieuse, portant une nouvelle robe pour l’occasion, est assise à droite de l’un de ses hôtes, le jeune écrivain d’origine arménienne William Saroyan. Éblouie par la brillante conversation et ses yeux vifs de jais, elle ne prête pas attention à la conversation entre André et l’actrice Miriam Hopkins et Chevalier qui exerce comme traducteur. Elle lui parle du dernier film qu’elle a tourné[xiii] The woman I love, un triangle amoureux, avec l’infidélité de la belle épouse d’un pilote de la Première Guerre mondiale (joué par Paul Muni) avec le mitrailleur de son équipage. L’esprit de l’aviation de guerre enveloppe les deux convives. À un moment donné, Marlène Dietrich, assise en face, dit prophétique :
- Ce n’est que par le cinéma que vous créerez l’opinion publique. Oubliez les écrivains communistes qui peuvent influencer la masse. La masse, les électeurs, ceux qui peuvent pousser Roosevelt à changer d’attitude, sont séduits par le cinéma.
Elle est au centre de toute l’attention. Elle vient de tourner Desire[xiv], avec Gary Cooper, les mésaventures d’une voleuse qui confie un collier de perles à un bel ingénieur qui part en vacances en Espagne, jusqu’à ce qu’elle en tombe amoureuse de lui.
Le vol de la conversation tourne vers le cinéma et sa capacité d’influence. Malraux évoque son séjour en Russie (dans cette ambiance, il peut), ses rencontres avec Eisenstein et l’intention de ce dernier de passer La condition humaine à l’écran.
- Je te le dis, – c’est Clifford Oddets qui parle, dramaturge qui a sorti l’année dernière son film Awake and sing ! – Les romans ne suffisent pas, pas seulement les pièces de théâtre. Le cinéma. Le cinéma est l’avenir. Il suffit de voir le visage avec lequel les gens regardent ce qu’ils voient, et ils sortent avec l’idée sur la tête.
Haaron Chevalier, son traducteur de la condition humaine sourit d’un air résigné. Miriam regarde le Français dans les yeux :
- Voulez-vous que je parle à la Paramount ?
« Nous n’avons pas le temps », pense André excité par la proposition. Il n’est pas non plus possible de décider sur le tas. Mais inéluctablement, l’idée va germer dans la tête de Malraux. Un film, oui, bien sûr. Et pour cela, les idées qu’il est déjà en train de dessiner pour un roman serviront. Mais peut-être mieux à Paris, où Corniglion peut l’aider techniquement et financièrement. Pas en Amérique, où il ne parle pas assez leur langue, où tout le monde est une star et il ne serait qu’un serviteur. Oui, un film tourné à Joinville, avec un beau commandant d’escadrille, un paysan traversant les lignes pour informer les aviateurs, le peuple solidaire levant le poing, les internationaux morts au combat… Oui, un film. Mais dans trois jours, je pars pour Toronto et Montréal. Il me reste San Francisco et Berkeley. Oui, un film, tous, tous». Les premiers pas vers Sierra de Teruel sont en cours.
Le Hollywood progressiste reprendra l’idée. Dans quelques semaines débutera le tournage de The last train from Madrid pour la Paramount et Love under fire pour Twentieth Century Fox, histoires avec la guerre d’Espagne de fond, traitées avec la légèreté et le manque d’engagement qu’imposait l’époque, l’administration méfiante et les goûts populaires.
Enfin au Canada, en fait. Malraux peut désormais parler français. À Toronto, deux conférences : l’une à l’université, organisée par le Bethune Committee, en l’honneur de l’éminent médecin qui a rejoint les Brigades internationales. Puis à Montréal, les 3 et 4 avril, quatre conférences organisées par le Comité pour l’aide Médicale à l’Espagne et la Canadian League Agains War and Fascism. Succès total, salons débordant et interviews dans la presse. Et une anecdote qu’il racontera plus tard. À Montréal, un ouvrier s’approchera de lui et lui
remettra une montre en or. Lui demandant pourquoi, il répond : « Parce que je n’ai rien de plus précieux à donner à mes camarades espagnols ».
Lors de son retour en France à bord du S/S Normandie, André a commencé à rédiger des notes sur son roman sur la guerre d’Espagne qui serviront ensuite de base à un film. C’est une nouvelle étape, dans laquelle il va à nouveau mettre tout son engagement, son imagination et son talent. Même le paquebot semble se joindre à son excitation, avec ses trois cheminées fumantes avançant à toute vitesse à la recherche de sa deuxième «bande bleue«[xv], ce qu’il obtiendra des mois plus tard.
Cinq jours après leur départ de New York, Malraux et Josette prennent le train Le Havre – Paris. Mais ils ne se rendent pas à l’hôtel habituel. Lui, la tête pleine de projets qui lui demanderont tout le temps disponible, et malgré les reproches de son amant, retrouve le domicile conjugal de la rue du Bac, et Clara et sa disposition à l’accompagner, malgré tout, dans certains événements, donnant une image qui cache ce que, à l’intérieur, se détériore de plus en plus. Pendant ce temps, Josette, déçue, après quelques jours de rencontres de plus en plus sporadiques à l’hôtel du Louvre, s’installe dans un appartement avec son amie intime Suzanne Chantal. Le nouveau roman sera un soulagement. Les notes écrites au crayon bleu et rouge seront dactylographiées par Josette, ce qui lui permettra de rester avec lui au quotidien.
La détermination de Malraux à aider la République ne faiblit pas. Le 23 avril, dans un entretien avec la journaliste Edith Thomas pour Ce Soir[xvi], il déclare :
–Devant la Babel des cercles des études étrangères, devant les ouvriers des usines, devant les paysans du Canada, devant les stars d’Hollywood, j’ai parlé de l’Espagne […]
« Si les démocraties ne veulent pas intervenir militairement, elles doivent du moins apporter au moins leur aide pacifique, leur aide économique, leur aide médicale. […] Mais l’Amérique n’a fait que Ce Soir, 21.4.1937 commencer à aider et maintenant que les associations d’étudiants se sont engagées à lutter contre les fausses nouvelles, que les associations médicales savent ce qui manque et ce qui est indispensable, il n’y a plus de doute que les États-Unis et le Canada ne continuent à couvrir les plaintes de la souffrance humaine »
EN SAVOIR PLUS :
NEUTRALITÉ AMÉRICAINE ET SIERRA DE TERUEL.
NEUTRALITÉ AMÉRICAINE ET LE MAR CANTÁBRICO. Dommages collatéraux.
IL ÉTAIT UNE FOIS À HOLLYWOOD… UN ABRI RÉPUBLICAIN (Gabriela Cladera)
2.2. DU CONGRÈS À L’EXPO.
Dimanche 11 juillet 1937. Un soleil de plomb est sans pitié pour le groupe de personnes, essentiellement des hommes, qui monte péniblement les ruelles menant au château de Peñíscola. Ils ont supporté sans broncher les discours de bienvenue du gouverneur de Castellón et du directeur des mines (à quoi bon leur présence ?), et les réponses du Mexicain José Mancisidor et du Cubain Juan Marinello, l’un des participants les plus actifs au IIe Congrès international des écrivains en défense de la culture, qui s’est déroulé à Valence et à Madrid, se dirige à présent vers Barcelone en direction de Paris, où il se terminera.
Après avoir visité le palais du pape Luna, ils descendent soulagés pour regagner leurs voitures. Max Aub et quelques autres, qui connaissent les lieux, ont pris de l’avance et attendent déjà une bière à l’Alberge du Parador de Turismo à Benicarló[xvii]. Sous sa pergola couverte, à gauche de l’entrée, avec vue sur le jardin et la piscine, ils discutent des péripéties du Congrès.
-Ils vont arriver épuisés», dit Max en regardant la vitre embuée, couronnée de mousse.
Son interlocuteur, André Chamson, rédacteur en chef du prestigieux hebdomadaire de gauche Vendredi[xviii], sourit avec bienveillance. Ils savourent la paix qui règne dans la salle. Personne ne dirait qu’il y a une guerre, que pendant l’événement Brunete et Villanueva de la Cañada ont été conquises, qu’on se bat à Albarracín, que de cette ligne bleue en face d’eux peuvent surgir à tout moment les Savoia-Marchetti, qui bombardent la zone républicaine presque tous les jours. Max ne pouvait pas laisser passer l’occasion de faire un commentaire à ce sujet.
-Nous sommes en guerre, mon ami André, nous sommes en guerre. J’ai presque des remords de jouir de ce moment de paix.
-La guerre, oui, répond-il en français, -et avec un sourire plus large, il ajoute-. Mais les vagues de discours, ce n’est pas vraiment un cadeau. J’ai hâte de retrouver Paris. Et il nous reste Barcelone.
-Oui, avec ses interminables séances folkloriques et ses discours sur les qualités infinies de tout ce qui est catalan. La réception de ce soir me suffira. Je pars demain, je dois assister à l’inauguration du pavillon de la République à l’Exposition internationale. Peut-être mon dernier acte là-bas.
-Comment ? -dit Denis Marion, le Belge ami de tous les deux, orateur à la séance du jeudi précédent à l’Auditorium de la Residencia de Estudiantes.
FRAGMENT DU DISCOURS DE DENIS MARION (Madrid, 8.7.1937) :
La justice, dit un pessimiste, arrive toujours à son heure, c’est-à-dire trop tard. Trop tard pour guérir les plaies des blessés, trop tard pour donner des jambes et des bras aux mutilés, trop tard pour ouvrir les yeux morts des garçons éventrés par les bombes. Mais jamais trop tard pour empêcher le triomphe de la morale, jamais trop tard pour qu’une nouvelle génération apprenne qu’elle doit son bonheur, qu’elle doit même la vie, au courage et au sang que vous avez versé pour elle.
Il pose son verre sur la table et s’assied. Max continue :
-Oui, je retourne à Barcelone. Machado m’a dit qu’il comptait sur moi pour le Conseil national du théâtre et, que voulez-vous, au moins je serai là, je partagerai quelques risques, j’écrirai, j’aiderai de toutes les manières possibles. La diplomatie, ce n’est pas mon truc.
-Et Peua, et les filles ? -Marion connaît Mme Aub.
-Elles resteront à Paris. Je ne veux pas les mettre en danger à nouveau.
Un quatrième convive rejoint le groupe, un livre à la main, maigre, circonspect, il n’a pas non plus été pris dans la souricière bouillante de Peñíscola.
-Quoi, les châteaux ne vous intéressent pas non plus ?
José Bergamín brandit son livre comme une épée et le laisse sur la table : «Retour de l’URSS» d’André Gide. Anticipant le discours, Max, qui le connaît bien pour avoir collaboré à Cruz y Raya, le supplie :
-Non, je t’en prie. Regarde la Méditerranée. Tu pourrais même te baigner. Tu n’auras pas beaucoup d’occasions, plaisante-t-il. D’ailleurs, les autres ne vont pas tarder à arriver.
FRAGMENT DU RETOUR DE L’URSS D’ANDRÉ GIDE[xix] :
Et comme il arrive toujours que l’on ne reconnaisse la valeur de certains avantages qu’après les avoir perdus, rien de mieux qu’un séjour en URSS (ou en Allemagne, cela va sans dire), pour nous faire apprécier l’inestimable liberté de pensée dont nous jouissons encore en France, et dont on abuse parfois.
Denis Marion veut aussi éviter la polémique qui a miné le déroulement du congrès.
-Il semble qu’Albarracín soit sérieux. Teruel sera à nous dans quelques jours. Et Brunete. Franco ne pourra pas se rendre à tout.
On se tait le fait que, ayant conquis le col de Somiedo, les rebelles entrent en Cantabrie. Aub souligne :
-Quelle ovation à l’annonce de notre entrée à Brunete. Le Congrès prend une autre allure.
Déjà à Valence, lors de la cérémonie d’ouverture, des mots d’enthousiasme avaient été prononcés, donnant un sens à la mission de tant d’intellectuels engagés.
DISCOURS DE JULIO ÁLVAREZ DEL VAYO (Commissaire général de la guerre). Valence, 4.7.1937.
Nous sommes sûrs de la victoire, parce que nous sommes sûrs de l’avenir de l’Europe démocratique face au fascisme, parce que nous savons, comme l’a dit notre président Negrín, combien de millions de personnes sont à nos côtés, combien d’hommes se sentent concernés par la cause de l’Espagne. Mobilisez-les tous, messieurs les députés de ce comité de défense de la culture, c’est votre devoir, comme vous l’avez fait jusqu’à présent et comme vous le ferez maintenant avec un double enthousiasme lorsque vous marcherez sur les pas des Madrilènes.
Le lendemain, arrivés dans l’après-midi près de Madrid, ils s’étaient arrêtés à Canillejas pour une cérémonie de bienvenue :
MOTS DE JOSÉ MIAJA (général en chef de l’Armée du Centre), lus par le colonel Redondo). 5.7.1937
Ne nous y trompons pas : cette guerre, le monde en est convaincu, est une guerre du fascisme contre la démocratie ; elle se déroule en Espagne parce qu’elle y a trouvé un terrain fertile. Le fascisme international a trouvé sur notre sol des éléments qui, nés en Espagne, ne l’aimaient pas et ne la sentaient pas ; seule la haine de la démocratie pouvait les conduire à cette trahison de leur patrie.
Le mardi 6, déjà dans l’auditorium de la Residencia de Estudiantes, qui avait engendré et accueilli tant d’intellectuels, après avoir écouté l’Hymne de Riego, tous les présents debout et le poing levé, les séances du congrès commencèrent, avec Rafael Alberti et José Bergamín entre autres à la table du matin, présidée par le Cubain Juan Marinello, et par le journaliste tchèque Egon Erwin Kirsch dans l’après-midi. C’est au cours de cette session que la capture de Brunete a été annoncée.
DISCOURS DE MIJAIL KOLSOV (correspondant du journal russe Pravda) 6.7.1937.
Comment l’écrivain doit-il s’exprimer dans son contact avec la guerre civile espagnole ? Il est clair que ceux qui affirment que l’écrivain doit combattre le fascisme avec l’arme quI manie le mieux, c’est-à-dire avec des mots, ont raison. Byron a fait plus avec sa vie pour la libération de l’humanité entière qu’avec sa mort pour la libération d’une seule Grèce.
Un geste de courtoisie a été offert le lendemain par le musicien et soldat Gustavo Durán (dont André Malraux s’inspirera pour son personnage Manuel, protagoniste de L’espoir), s’exprimant en français, en correspondance avec les efforts faits par les francophones pour le faire en espagnol.
Les congressistes de la visite épuisante de Peñíscola arrivent aux Albergue Parador de Turismo. Ils se répandent dans le jardin, à la recherche d’ombres inexistantes. La table d’Aub, abritée par la pergola, est rejointe par d’autres compagnons, dont Iliá Ehrenburg, correspondant de la Pravda. Connaissant son admiration pour Malraux, Iliá, dans son français parfait, remarque :
-J’avais déjà hâte d’arriver. Il ne manquait plus que la garde qui présentait les armes le long de la route. Sont-ils sans pitié pour les intellectuels ? Pourtant, oui, de bonnes paroles de Malraux, mercredi, au cinéma Salamanque. Et à vous – s’adressant à Bergamín – un éloge bien mérité.
DISCOURS D’ANDRÉ MALRAUX. Madrid, 7.7.1937
Bergamín, dans un discours admirable, a dit, il y a deux jours : l’Espagne est seule. C’est très vrai : le gouvernement espagnol, par rapport aux autres gouvernements et surtout par rapport à ceux qui, quelques mois avant la rébellion franquiste, parlaient ici de n’acheter des armes qu’à la France, pour les refuser quand les chiens prenaient les leurs, vit aujourd’hui dans une solitude tragique.
-Oui, et il a raconté l’anecdote de l’ouvrier canadien, mille fois entendue, dit l’Espagnol, qui ne suit pas en voyant une grimace de dégoût sur le visage de Denis Marion.
-Ce que vous ne savez probablement pas, c’est qu’il a risqué de ne pas la raconter -dit le Russe-, après avoir siroté sa bière, avec un peu d’écume aux coins de la bouche.
Et, avec des détails peut être hyperboliques, il raconte comment ils ont failli être tués en entrant en collision avec un camion de munitions alors qu’ils se rendaient de Valence à Madrid.
-A Madrid, André était bon. Dommage que Gustavo Duran doive traduire son riche français, ce qui ralentit le rythme. Peu de femmes, mais de haut niveau. Teresa présidait, mais certaines ont aussi pris la parole. Je me souviens d’Anna Louise Strong, l’Américaine, lorsqu’elle s’est interrogée sur ce qui avait été le leitmotiv du congrès : que pouvons-nous faire, nous les écrivains, pour la cause de l’Espagne ?
La personne en question arrive, en sueur, agité. Il vient d’entendre les dernières paroles de Max :
-Si cela peut vous être utile, pour ma part, je suis en train de créer un roman. Je l’appellerai L’Espoir. En partant d’ici, je vais vers la paix de Vernet. J’ai hâte d’y être.
-Dans Ce soir, nous publierons des fragments significatif -dit Louis Aragon, qui reste avec lui. Le livre, pour Gallimard.
L’écho des applaudissements de la salle à manger annonce que la table est servie. Un couple d’assistants part à la recherche de ceux qui sont éparpillés dans le jardin et sur la plage du Morrongo.
Se levant, Max en profite pour dire à André :
-Je ne pourrai pas assister à certaines manifestations à Barcelone. J’ai un avion pour Paris à midi. L’Expo. Je te verrai à la cérémonie de clôture.
-Ah oui, l’Expo. Quel retard, n’est-ce pas ?
Sans attendre la réponse, le Français, accompagné de Marion et d’Ehrenburg, part pour la salle à manger. Aub, retardataire, ne peut qu’entendre :
-J’en ai parlé à Hollywood. Comme il faut que les gens sachent ce qui se passe ici.
Ce à quoi Marion, se fondant dans le brouhaha affamé, ajouta :
-Vous ne manquerez pas d’expériences. J’en ai entendu parler à Nothomb….
Parmi les derniers à s’asseoir à table, Max avait pour convives deux Chiliens, Huidobro et Romero, un Costaricain, Vicente Sáez, et le syndicaliste espagnol des chemins de fer, Ángel Gallegos. Ce qu’il peut leur dire de Paris et de ses querelles pour internationaliser la cause républicaine, notamment le pavillon qui sera inauguré demain, ne les intéresse guère. Il leur parlera de théâtre, sa passion.
L’Exposition internationale des arts et des techniques appliqués à la vie moderne s’est ouverte à Paris le 25 mai, près de deux mois auparavant. Elle réunit 44 pays aux positions politiques les plus diverses, comme en témoignent les pavillons de la Russie et de l’Allemagne, face à face de l’autre côté de la Seine, à l’ombre du nouveau palais de Chaillot, qui a remplacé le Trocadéro démoli. Pour la Seconde République, il s’agit du plus grand effort économique dans sa nouvelle phase de dénonciation internationale du blocus injuste qu’elle subit. Max Aub a joué un rôle très actif, notamment dans ses négociations avec Picasso pour le paiement du Guernica, mais sa contribution est allée bien au-delà.
Plan partiel de l’Expo Paris, avec les principaux pavillons
Heureusement, Vicente Huidobro s’est assis à sa gauche, essayant de se démarquer de la position d’un autre Chilien, Pablo Neruda, avec lequel il a eu une querelle constante pendant des années. Ce communiste pur et dur a toujours critiqué la position plus ouverte de l’autre poète, onze ans plus jeune, en la qualifiant d'»antifascisme de salon». Même l’initiative d’apaisement de Tristan Tzara, deux mois plus tôt, avec une lettre identique aux deux, signée par plusieurs des congressistes d’aujourd’hui, n’a pas permis un rapprochement. Huidobro est fatigué des sermons, il essaie de se détendre et écoute avec empathie Max Aub.
-Cela a été quelques mois de folie[xx]. Araquistaín nous a soutenus en tout, mais il y a eu trop d’intervenants, de réticences, de négligences plus ou moins intentionnelles. Bref, nous allons inaugurer avec deux mois de retard. Et avec un nouvel ambassadeur, qui met tout à l’envers, ou plutôt de son côté.
-Mais c’est une étape importante. Des milliers de visiteurs le verront.
-Oui, et aussi les mensonges de Franco dans le pavillon du Vatican, qu’ils appellent «Pavillon Catholique Pontifical»[xxi].
-Aucune comparaison. L’art est avec la République.
Peut-être, mais ils ont un autel offert par Franco devant une immense peinture murale du Catalan José María Sert. Imaginez ! Allusion à l’intervention de Santa Teresa dans le soulèvement.
-Santa Teresa tirant dans les tranchées ?
Ils rient tous les deux à contrecœur. Aub, face à son assiette de savoureuse paella, dit à mi-voix :
-Le changement d’ambassadeur, juste avant l’inauguration. Tant de changements, tant de… Celui qui ne sait pas où il va, va ailleurs.
Le riz solide encore à moitié digéré, ils arrivent à Barcelone. Sans avoir le temps de respirer un peu à l’hôtel Majestic, dans le hall même, ils auront déjà droit à un acte de bienvenue de la part de l’Alliance des intellectuels pour la défense de la culture. Un court dîner fera le pont avec un autre événement au Palais de la Musique, qui les mettra au lit après minuit.
Le lendemain, endormi, Max Aub repasse le discours qu’il doit prononcer dans l’après-midi du lundi 12 juillet à l’occasion de l’inauguration du pavillon de la République espagnole à la Foire internationale de Paris[xxii].
«Il semble impossible, dans la lutte que nous menons, que l’Espagne républicaine ait pu construire cet édifice. Il y a en lui, comme dans tout ce qui est nôtre, quelque chose de miraculeux. Je ne parle pas de la construction elle-même, fruit du travail de nos architectes Lacasa et Sert, et du vôtre. L’homme a inventé le travail et celui-ci nous a façonnés à son tour. Le reste n’est que paralysie, décadence et mort…».
Il n’en sera pas ainsi. Lundi soir, seul le commissaire général de l’exposition internationale, M. Edmond Labbé, et le tout nouvel ambassadeur d’Espagne, Àngel Ossorio y Gallardo, prendront la parole.
FIN DU DISCOURS D’OSSORIO Y GALLARDO LORS DE L’INAUGURATION DU PAVILLON D’ESPAGNE[xxiii].
Un dessein historique lie désormais le destin des peuples et il faudrait être aveugle pour ne pas voir cette prédiction claire : l’Espagne écrasée, la France encerclée. Nous sommes dans le même danger et les deux peuples seront sauvés ou nous périrons tous les deux.
Rejetons cette dernière hypothèse amère ! Nous tous qui sommes aujourd’hui menacés et persécutés, sauvons ensemble le trésor que l’histoire nous a confié. Et dans un lendemain joyeux et pacifique, nous aurons la fierté d’avoir compris que le monde n’est pas mû par la force mais par l’esprit.
Max Aub pourra bien sûr lire son discours le lendemain, mardi 13, lors de la réception donnée à l’Ambassade pour célébrer l’inauguration du pavillon, à 21h30[xxiv]. Il se termine ainsi :
Mon espoir c’est que nous puissions détruire cet édifice avec la joie d’une victoire décisive sur le fascisme lorsque nous en fermerons les portes !
Grand écrivain, Aub n’était manifestement pas un prophète. Le bâtiment fut détruit, mais des années plus tard, il fut reconstruit à Barcelone[xxv], en 1992, à l’occasion des Jeux olympiques qui se sont déroulés dans la ville. Il abrite aujourd’hui une très intéressante bibliothèque consacrée à la République, à la guerre d’Espagne et à l’exil.
2.3. VERNET ET L’ESPOIR
La voiture qui les a amenés de la gare de Villefranche de Conflent s’arrête devant une grille. Josette lui prend le bras, s’approche de lui et, l’embrassant sur la joue, lui dit :
-Maintenant, on va voir.
Après la pause en Espagne pour le deuxième congrès des écrivains pour la défense de la culture, on risque de revenir à la situation des durs mois qui ont suivi le voyage aux Etats-Unis. Clara, ses critiques lucides de l’action, pour un moment erratique, de son mari ; les rencontres amoureuses dans la maison que Josette partageait avec son amie Suzanne, au 9 rue Berlioz, ou à l’hôtel Royal Versailles, rue Marois.
L’écrivain serre son portefeuille à la main. C’est son nouveau roman. Quelques notes sur le bateau de retour d’Amérique, quelques chapitres esquissés et dactylographiés par Josette dans ses rares moments de loisir. Il était clair qu’il avait besoin d’une retraite absolue. Elle le lui avait déjà indiqué à Perpignan[xxvi], à la fin du Congrès. L’idée était non seulement brillante mais opportune, et l’insistance de Josette était incontournable. André lui avait dit : « Vous accomplissez ce que vous vous proposez ; vous poussez les portes comme des chats ».
Ils étaient tous deux d’accord pour dire qu’il était nécessaire que quelqu’un comme lui fasse connaître le dilemme dans lequel se débattait l’Espagne républicaine : l’apocalypse, l’explosion populaire qui a arrêté le fascisme dans les premiers moments du soulèvement ou la nécessité d’un certain ordre pour gagner la guerre. En somme, et avec les accents trotskistes que l’on voudra, l’anarchisme ou le communisme. Il savait qu’il était l’homme de la situation, il l’avait souvent dit, et il le répétait dans la bouche de Manuel, l’un des protagonistes du roman en gestation : à la question pompeuse, grave et terrible : quelle est la meilleure chose qu’un homme puisse faire de sa vie, il répondait : transformer en conscience l’expérience la plus large possible[xxvii]. Et il ajoutait : et que cette conscience le conduise à l’action, sous peine de la regretter toute sa vie.
L’action, oui, l’escadrille, mais aussi écrire un livre, mettre de l’ordre dans les notes au crayon rouge et bleu, écrites anarchiquement sur le papier à en-tête d’hôtels américains ou du paquebot S/S Normandie. Et cela ne sera possible que s’il s’isole. Avec Josette, la promotrice de l’initiative, loin du chaut parisien.
Les valises ont été baissées, devant le chalet qu’elle a loué[xxviii]. Le cri-cri des grillons les accueille. Maintenant, il pose le portefeuille et la serre dans ses bras. Elle pleure. Nous sommes le 18 juillet 1937.
Ce seront quelques semaines d’activité fébrile, au cours desquelles il écrira 50 chapitres du roman[xxix], et aussi d’amour sans hâte, de séances de détente au spa, de bons repas, avec beaucoup de vin, à l’hôtel Alexandra[xxx], qui domine la ville. Sa compagne est très utile, son expérience d’écrivain chez Gallimard (où elle a publié Le temps vert il y a quelques années) apporte du calme à l’écriture obsessionnelle d’André. Le livre semble émerger dense, chaud, c’est un accouchement, comme la naissance d’un garçon[xxxi]. Lorsqu’ils auront terminé, ils prévoient de passer quelques jours de détente à Baux-de-Provence.
Il écrit son plus long roman, quelque cinq cents pages et de nombreux personnages qui exigent une continuité dans l’œuvre. Sa structure fragmentée et l’alternance de fragments de dialogue idéologique et d’autres d’action débridée, où le message auquel il aspire devient clair : la fraternité comme base de la lutte pour la liberté, sont également exigeantes. Il dira : « le contraire de l’humiliation, mon gars, ce n’est pas l’égalité, c’est la fraternité »[xxxii]. Cette structure permet de fréquentes ellipses et un montage qui s’annonce cinématographique. Il pourra déplacer, retravailler, corriger jusqu’à ce que l’ensemble devienne solide. Il y travaille.
Il ne pense pas encore au film qu’on l’a encouragé à faire à Hollywood. Non, il veut un roman. Il en a déjà discuté avec Gallimard et aussi avec son ami Louis Aragon, qui commencera à le publier par fragments. Ce n’est pas la base d’un film, même si certains fragments, comme nous le verrons, sont reproduits à l’identique dans les deux médias. C’est son expérience, directe ou indirecte, et aussi la structure séquentielle du roman, qui nous font penser au cinéma.
Cependant, André n’est pas complètement satisfait. Le premier manuscrit en main, il se promène dans la station balnéaire, il réfléchit. Oui, il a besoin de l’avis franc et parfois agressif de Clara.
Ils ont quitté la redoute paradisiaque pour se rendre à Toulon. Là, André propose à sa compagne de rendre visite à ses parents à Carry-le-Rouet[xxxiii]. En même temps, il demande à rencontrer sa femme Clara, qui accepte. Toulon a une signification particulière pour elle, puisqu’elle y a passé les dernières semaines de la grossesse de Florence : que de moments, que de souvenirs ! André lui remet le manuscrit. Son premier avis ne pourrait être plus poignant[xxxiv].
- Qu’est-ce que vous pensez ?
- Ce n’est pas de l’André Malraux.
Puis elle s’adoucit : même si l’on note une certaine négligence dans la composition, on retrouve la même vigueur, la même intensité, le même sens de l’essentiel que dans La Condition humaine, le roman qui lui a valu le prix Goncourt. Elle qualifie l’œuvre de témoignage de la guerre d’Espagne vue par un communiste orthodoxe. Il manque à Clara un plus grand apport de l’esprit libre, audacieux et généreux de l’anarchisme, une tendance dont elle se sent plus proche que du communisme radical de certains compagnons de son mari, comme Aragon.
Malraux le reconnaît. Ils décident de reprendre le texte ensemble, ce que lui n’aurait jamais imaginé avec Josette. Clara raconte : « Pendant quatre jours, nous nous sommes retrouvés face à une tâche à accomplir, où je devenais une anarchiste sans écharpe rouge et noire, lui un communiste flou. Nous avons grimpé et descendu des collines, serpenté dans des rues étroites et nous sommes installés sur des terrasses brûlantes, dans un simulacre d’affrontement, en tant que représentants de deux courants de pensée proches mais divergents. C’était merveilleux et épuisant ».
Lors de l’avant-dernier dîner en commun, les yeux brillants d’avoir bu quelques verres de rosé de Provence, André dit, rêveur, plus à lui-même qu’à elle : « Mais je ne peux pas passer ma vie avec une femme qui n’a aucun goût pour les idées… »[xxxv].
Le lendemain, ils se diront au revoir. Clara retournera à sa maison de la rue du Bac, à sa fille Florence, à ses propres malheurs, seule, et fera même une tentative de suicide[xxxvi]. Lui, avec la difficile tâche de demander à Josette de retaper le long texte, avec les changements profonds que les quatre jours passés avec sa rivale ont provoqués. En octobre, quelques semaines plus tard, à Beau-en-Provence en Provence, le travail intense de Malraux sera interrompu par un nouveau voyage en Espagne. Il y apprend les avancées définitives des rebelles dans les Asturies. Negrín aura reconnu aux Cortes de Valence qu’il faudra négocier la paix. Une attaque réussie de l’aviation républicaine sur l’aéroport de Saragosse n’atténue pas son découragement.
De retour à Paris, il retrouve sa Josette en très mauvais état de santé, enceinte. Il l’appelle encore à Toulouse pour quelques ajustements de dernière minute avant de passer le texte de L’espoir à Ce Soir. Elle y va, mais ils doivent rentrer immédiatement. Quelques heures plus tard, accompagnée de son inséparable amie Suzanne elle, qui fait une hémorragie, se rend à la clinique de Neuilly. Josette a perdu le bébé. Elle annonce à ses parents qu’elle a été victime d’une mauvaise grippe. Quelques jours plus tard, André et Clara entameront une procédure de divorce.
Le 3 novembre, Ce soir commence à publier des passages de L’espoir. On peut y lire en première page : « L’auteur lui-même a désiré que nous bouleversions ici l’ordre de publication des fragments qui vont suivre, en jetant nos lecteurs d’emblée dans la bataille de Teruel, pour éviter les méprises qui pourraient f
aire naître les nécessités journalistiques de la mise en page si nous suivons la progression lente du roman. […] Ce soir s’honore de faire connaître une grande œuvre nouvelle qui chante en même temps que l’audace des aviateurs, l’épopée du peuple espagnol et la montée de la conscience humaine dans la lutte pour un avenir meilleur »[xxxvii]. Et puis le texte commence : « Le téléphone de campagne était installé dans une guérite, le récepteur à l’oreille, il regardait le «Canard» atterrir dans la poussière du couchant… » Presque à la fin, tard dans la troisième et dernière partie (ESPOIR), dans son troisième chapitre[xxxviii] : « Nous t’envoyons le paysan. Étudie la mission et appelle-nous ». L’action héroïque commence, la solidarité, et aussi l’intrigue qui illuminera certaines des séquences les plus élaborées et les plus connues Sierra de Teruel.
Quelques jours plus tard, le 12 novembre, l’hebdomadaire Vendredi[xxxix] publie également trois extraits, annonçant la future parution du roman complet dans la N.R.F. de Gallimard. Sur sa première page, il déclare : « Les fragments qui suivent présentent les deux aspects de ce mouvement de l’esprit qui rend sensibles tout à la fois les actes dans leur réalité et les sentiments qui les dictent ». L’histoire commence ici au milieu du premier chapitre de la deuxième partie (EXERCICE DE L’APOCALYPSE), qui décrit le siège de l’Alcazar de Tolède[xl]. « De couloirs en escaliers, Hernandez, Garcia, le Négus, Mercery et les miliciens avait rejoint une cave à haute voûte, pleine de fumée et de détonations, ouverte en face d’eux par un large couloir souterrain où la fumée devenait rouge ».
Presque immédiatement, Gallimard publie l’œuvre complète dans sa collection Blanche, le 30 novembre 1937. Quelques jours après, entamera la tâche ardue et ingrate de trouver des fonds et des collaborateurs pour l’entreprise qui nous occupera désormais : Sierra de Teruel.
EN SAVOIR + :
LES SOURCES DE MALRAUX : Passages vécus où racontés par des autres compagnons.
HISTOIRE DU POTEZ Ñ ET VALDELINARES.
NOTES
[i] LACOUTURE, Jean (1976), Malraux, une vie dans le siècle. Paris, Seuil. Page 241-242
[ii] THORNBERRY, Robert S. (1977), André Malraux et l’Espagne. Genève, Lib. Droz. Appendice IV. Page 220.
[iii] Publisher’s Weekly, Feb. 1937, page 737, curieusement cité en bas de page par THORNBEYY (1977), page 56.
[iv] CHANTAL, Suzanne (1976) Un amor de André Malraux : Josette Clotis. Barcelona, Grijalbo. Page 92.
[v] TODD, Olivier (2001), André Malraux, una vida. Barcelona, Tusquets. Page 254. Et dans Toronto Star, 2.4.1937.
[vi] LACOUTURE (1976), page 240.
[vii] THORNBERRY (1977), page 55.
[viii] Excellent aperçu du parcours de Max Aub en France sur : MALGAT, Gérard (2007). Max Aub y Francia o la esperanza traicionada. Sevilla, Ed. Renacimiento.
[ix] Il y a eu plusieurs étapes, comme vous pouvez le voir dans : https://history.state.gov/milestones/1921-1936/neutrality-acts et en détail en ESPASA, Andreu (2017). Estados Unidos en la guerra civil española. Madrid, Los libros de la catarata.
[x] TODD (2001), page 247
[xi] TODD (2001), page 247
[xii] Bandera Roja (Alicante). 1.4.1937 Page 1. Je remercie Gabriela Cladera (Rosario – Argentine) de m’avoir transmis cette coupure de presse.
[xiii] La carrière américaine de Maurice Chevalier prend fin en 1935. Lacouture signale sa présence à Hollywood lors du voyage de Malraux. Il était peut-être là, mais pas en train de tourner. Il y a peut-être une confusion à cause de la présence du traducteur de Malraux à l’anglais Haakon Chevalier (LACOUTURE (1976), page 243).
[xiv] Réalisé par Frank Borzage en 1936, pour la Paramount.
[xv] https://es.wikipedia.org/wiki/Banda_Azul
[xvi] Ce Soir, 22.4.1937, page 3. (Dans LACOUTURE (1976), page 245, indique erronément le 21.4.1937
2.2.
[xvii] https://www.visorhistoria.com/benicarlo-1937/
[xviii] https://books.openedition.org/pur/38404?lang=es
[xix] AZNAR SOLER, ED. (2018). Segundo Congreso Internacional de Escritores para la Defensa de la Cultura. Valencia, Institució Alfons el Magnànim. Página154.
[xx] https://www.visorhistoria.com/lio-en-la-embajada-paris-1936/
[xxi] https://revistas.udc.es/index.php/aarc/article/view/aarc.2013.3.0.5100
[xxii] “PALABRAS DICHAS (EN FRANCÉS) EN LA INAUGURACIÓN DEL PABELLON ESPAÑOL DE LA EXPOSICIÓN DE PARÍS, EN LA PRIMAVERA DE 1937 En: AUB, Max (2002). Hablo como hombre. Segorbe, Fund. Max Aub. Pàg.: 41. Erreur dans l’indication du printemps, à moins qu’il n’ait été prononcé à la date de l’inauguration initiale de l’Exposition elle-même, en mai 1937.
[xxiii] http://pares.mcu.es/ParesBusquedas20/catalogo/description/12751827
[xxiv] Ce Soir, 13.07.1937, página 5.
[xxv] Dans la rue Jorge Manrique, 9.
2.3.
[xxvi] CHANTAL (1976). Un amor de André Malraux. Barcelona, Grijalbo. Página 96
[xxvii] MALRAUX, André (1996). L’espoir. Paris, Gallimard . col. Folio. Page 475.
[xxviii] THEILLOU, Françoise (2023) Je pensé à votre destin. Paris, Grasset. Page 64.
[xxix] Il y a 59 chapitres au total, divisés en trois parties : 1.- L’ILLUSION LYRIQUE, 2.- LE MANZANARES, 3. L’ESPOIR
[xxx] https://www.insideoutsideart.com/hotel-alexandra (indique qu’il a déménagé plusieurs fois, dont une fois pour écrire L’espoir). Aujourd’hui, l’hôtel est en ruine.
[xxxi] CHANTAL (1976): 97.
[xxxii] MALRAUX (1996) : 248
[xxxiii] BONA (2010). Clara Malraux -Biographie. Paris, Grasset. Page 315.
[xxxiv] MALRAUX, Clara (1976). La fin et le Commencement (Le bruit de nos pas-V). Paris, Grasset. Page 174.
[xxxv] MALRAUX, Clara (1976): 176.
[xxxvi] BONA (2010): 321
[xxxvii] Ce soir. 3.11.1937 Page 1.
[xxxviii] MALRAUX (1996): 538
[xxxix] Vendredi, 12.11.1937. Page 1.
[xl] MALRAUX (1996): 157